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Voyage en Mésopotamie/02

La bibliothèque libre.
Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 4 (p. 66-80).
Seconde livraison
VOYAGE EN MÉSOPOTAMIE[1],


PAR M. EUGÈNE FLANDIN,


CHARGÉ D’UNE MISSION ARCHÉOLOGIQUE À MOSSOUL.


1843-1842. — TEXTE INÉDIT.




Première nouvelle de la découverte de Ninive. — Départ. — Séjour à Constantinople. — Firmans.

J’étais de retour de Perse et de Mésopotamie depuis quelques mois seulement. J’avais à peine eu le temps de me reposer des fatigues d’un voyage qui avait duré plus de trente mois, lorsqu’une nouvelle inattendue éclata soudainement au milieu des archéologues, en pleine académie des inscriptions et belles-lettres. — Ninive était retrouvée. — Une émotion bien légitime s’empara des savants, de tous ceux qui s’intéressaient à l’histoire de l’art ou se livraient à l’étude de l’antiquité. La découverte annoncée allait enfin combler une lacune qui désespérait les antiquaires, et renverser peut-être bien des systèmes préconçus. Néanmoins elle fut accueillie avec joie, car elle était appelée à jeter une vive lumière sur les récits des historiens qui nous avaient transmis les traditions du passé, mais auxquels on n’osait pas ajouter une foi entière.

On avait donc découvert Ninive ; et c’était le consul de France à Mossoul, M. Botta, qui était l’heureux chercheur du trésor dont il comprenait l’importance possible, sans pourtant en connaître encore toute la valeur. Pour la révélation complète de cette civilisation assyrienne effacée, anéantie, depuis tant de siècles, et dont tous les mystères avaient été jusqu’alors dérobés aux investigations des voyageurs, il fallait de grands travaux de fouilles et beaucoup d’argent ; il fallait encore se livrer avec le plus grand soin à l’étude délicate de cet art qui surgissait tout à coup du sein de la terre.

Vue générale de Mossoul, au bord du Tigre. — Dessin de M. E. Flandin.

Mossoul était loin, en plein Orient ; l’Assyrie touchait à la Perse ; on pensait, non sans raison, qu’il devait y avoir analogie entre l’art ninivite et l’art persépolitain. L’habitude des longs voyages et des mœurs orientales, l’expérience acquise au milieu des ruines de l’antiquité asiatique, étaient des garanties qu’il était naturel de demander à celui qui serait choisi pour explorateur des ruines de Ninive. La confiance de ceux qui s’étaient faits les patrons de la nouvelle découverte tomba sur moi, comme sur celui qui, par ses récents travaux, pouvait le mieux y répondre. J’en fus très-honoré et je partis de nouveau pour les bords du Tigre, le 1er novembre 1843. Le 15 du même mois, je débarquais à Constantinople.

Ce n’était pas une petite affaire que de procéder, en Turquie, à des fouilles de la nature de celles auxquelles j’étais appelé. Deux raisons rendaient cette opération fort délicate : la première est que les Orientaux croient toujours que ce sont des trésors que les Européens cherchent dans la terre ; la seconde c’est que, pour les Turcs ou les Arabes, les monuments ensevelis, surtout ceux qui portent des sculptures, sont des œuvres de l’enfer ou du démon, — Djehennâm… Div… Djinn… Allah ! Allah ! — répètent-ils avec horreur, et leur fanatisme réprouve les recherches de l’archéologue, de même que par avarice ils leur attribuent un vil motif de cupidité. Afin d’éviter les tracasseries de tout genre auxquelles on eût été exposé dans le cours de l’exploration des ruines ninivites, il était indispensable d’obtenir de la Porte les firmans nécessaires pour avoir un point d’appui auprès du pacha de Mossoul. Mais il y avait encore une autre pierre d’achoppement à l’obtention de ces firmans. Les rivalités qui, de tout temps, existent entre les représentants des divers gouvernements européens à Constantinople, s’étaient éveillées à propos de la découverte faite à Mossoul. La bonne chance de la France, qui allait s’emparer de richesses archéologiques du plus haut intérêt, portait ombrage aux chefs des diverses ambassades, et cette jalousie s’interposait entre la Porte et notre ambassadeur pour empêcher la réussite de la mission que j’avais reçue. Cependant les obstacles finirent par être levés et des firmans en règle étant adressés au consul, à Mossoul, je me mis en route pour gagner au plus vite cette ville par la Syrie.


Départ de Beyrouth. — Hamâh. — Grande caravane. — Halep. — Arrivée à Mossoul. — Les Yezidis.

La traversée de Constantinople jusqu’à la côte de Syrie ne fut pas longue. Après avoir touché à Smyrne, à Rhodes et en Chypre, j’arrivai à Beyrouth. C’est là que je devais organiser ma petite caravane, qui se composa : d’un domestique gênois parlant italien, français, turc et grec, d’un cuisinier maronite, d’un palefrenier chaldéen catholique et de trois muletiers arabes qui m’avaient loué une dizaine de mules et me servaient en même temps de guides. Quand tout fut prêt pour le voyage, je sortis de Beyrouth, et, suivant le littoral, au pied du Liban, je le remontai jusqu’à Tripoli. De là, me dirigeant au nord-est, je traversai la contrée montagneuse que l’on croit être celle qu’habitaient, au temps des croisades, les anciens Hassâssis, les fanatiques exécuteurs des volontés sanguinaires du Vieux de la montagne. Après quatre journées de marche, j’arrivai à Hamâh, ville importante située sur la limite du désert où sont disséminées les tentes des Arabes Mutualis et Hanazis. En raison de ce voisinage, la route que j’avais à parcourir pour atteindre Halep était fort peu sûre. Elle se prolongeait à travers un pays inhabité, où le voyageur n’avait chance de rencontrer que des Bédouins pillards rôdant avec l’espoir d’une proie facile ; mais le hasard me servit à point.

Depuis la veille, Hamâh était encombré par une nombreuse caravane venant de Damas, et dans laquelle il y avait beaucoup de hadjis, ou pèlerins de la Mecque, qui voyageaient en armes. Cette caravane partait dès le lendemain pour Alep, et je me joignis à elle. Elle se composait au moins de cinq ou six cents personnes, et comptait environ deux cents chameaux, en outre des chevaux de selle ou des mulets de bât. Cette troupe était extrêmement pittoresque. Au milieu d’elle se trouvaient beaucoup de femmes et de personnages de distinction, qui voyageaient en takht-ravân, sorte de litière portée sur des brancards par deux chameaux, l’un devant, l’autre derrière. Parmi les hadjis figurait le chef d’une mosquée d’Alep. Enfoncé et accroupi dans son takht-ravân, il paraissait somnolent ou absorbé dans une réminiscence contemplative de la fameuse Akabâh[2]. Des cavaliers armés de fusils et de lances l’entouraient en le protégeant contre l’approche du vulgaire. En raison de sa haute position, les chameaux à qui était confié l’honneur de porter la litière de ce mollah étaient caparaçonnés et ornés d’une façon toute particulière. Le premier, remarquable par la blancheur de son poil et la gravité de sa démarche, portait majestueusement sur sa bosse une espèce de trophée formé d’étendards rouges, blancs ou jaunes surmontés de bouquets en plumes d’autruche, et accompagnés de grands panaches semblables. Quantité de petites sonnettes agitées par le pas cadencé de l’animal faisaient un carillon qui prévenait de l’approche du saint personnage ; ce groupe, pour lequel tous les voyageurs paraissaient professer le plus grand respect, était le plus remarquable par l’apparat avec lequel il s’avançait au milieu de la caravane ; mais il y en avait d’autres en grand nombre, plus modestes, et qui formaient une longue suite de litières et de cavaliers marchant au milieu des drapeaux, des armes ou des panaches de toutes sortes.

Les Arabes du désert ne pouvaient songer à nous attaquer. Néanmoins, le chef qui présidait à la marche avait jugé prudent de flanquer notre troupe par des cavaliers éclaireurs et de la faire suivre d’une arrière-garde qui ramassait tous les traînards. Ces soins n’étaient pas superflus, car, quelque bien gardés que nous fussions, on apercevait çà et là des lances qui pointaient au loin derrière des replis de terrain ; et il arriva une fois que trois ou quatre de nos compagnons, qui s’étaient attardés, furent lestement dépouillés à quelques pas derrière nous.

Le soir, on campait militairement ; les tentes se dressaient avec ordre les unes près des autres, tous les bagages ramassés auprès, les animaux attachés aux piquets des tentes, puis on plaçait tout autour du camp des caraouls, ou factionnaires, qui faisaient une fusillade prolongée pour bien avertir les Bédouins qu’on était armé et sur ses gardes. Souvent la nuit on avait une alerte, on croyait apercevoir les Arabes ; les vedettes elles-mêmes, pour se donner de l’importance, imaginaient cette apparition, et alors partaient, dans toutes les directions, des coups de feu tirés au hasard et avec une précipitation qui rendait prudent de ne pas bouger et de rester à terre. Malgré ces paniques le voyage s’effectua heureusement, et après avoir vu pour la quatrième fois le soleil se coucher depuis Hamâh, nous entrions à Alep.

Après un repos de quelques jours, j’en repartis pour Mossoul. La route était longue, et mes muletiers ne s’étaient engagés à m’y rendre qu’au bout d’un mois. Mais un hiver prolongé, des neiges inattendues qui me barrèrent le chemin du côté de Diarbekhir, retardèrent beaucoup mon arrivée sur le sol de Ninive, que je ne pus atteindre que dans les premiers jours de mai.

Mossoul est le chef-lieu d’un pachalik assez étendu, qui comprend une partie du pays montagneux des Kurdes, et s’étend, dans le sud et l’ouest, de chaque côté du Tigre, sur les plaines ou les solitudes de la Mésopotamie septentrionale. Les populations de ce pachalik sont très-bigarrées, et se distinguent les unes des autres par la nationalité, le langage, la religion ou les mœurs. Les Arabes du désert ou des villages composent, avec les Kurdes, la portion mahométane. Le christianisme, très-répandu dans ces contrées, est représenté par une population nombreuse, divisée en plusieurs sectes, parmi lesquelles on compte des catholiques, des nestoriens et des jacobites. Quelques grands et beaux villages, voisins de Mossoul, sont habités par des chrétiens de ces divers rites, qui vivent entre eux en assez bonne intelligence. Ils s’adonnent à la culture des terres, ou à de petites industries dont ils trouvent la rémunération dans les bazars de Mossoul. Mais la plus grande partie des chrétiens du pays vivent dans les montagnes du voisinage, où ils trouvent une sécurité aussi bien qu’une indépendance plus grandes.

À côté de ces deux grandes divisions de la population du territoire de Mossoul, il y a un troisième fragment peu important, numériquement, mais qui se fait remarquer par la singularité de ses mœurs et la bizarrerie de son culte. C’est la tribu des Yezidis. J’en dirai quelques mots, parce qu’ils sont très-peu connus, et à cause de ce qu’il y a de curieux dans quelques-unes de leurs pratiques, qui semblent un reste de l’idolâtrie assyrienne, dont ils rappellent probablement aussi la nationalité.

On croit que les Yezidis tiennent leur nom du cheik Yezid ou kalife Yezid, qui fut, après Mahomet, le persécuteur de la famille du prophète, dans la personne des enfants de sa fille. En dépit de cette origine, qui devrait être un titre au respect des musulmans orthodoxes, ces sectaires en sont très-mal vus. Eux-mêmes détestent également Sunnites ou Chyites, et, chose singulière, ils se rapprochent plus volontiers des chrétiens dont ils visitent avec dévotion les églises, professant, à l’égard de leurs saints, une grande vénération. — D’après cela, faudrait-il voir dans les Yezidis des mahométans ébranlés dans leur foi, ramenés en partie à celle du Christ, sans être complétement convertis, et mêlant les croyances de l’islamisme aux pratiques du culte chrétien ? — Mais leur manière de vivre, l’isolement dans lequel ils se maintiennent au milieu des populations mahométane et chrétienne, la sauvagerie de leurs mœurs et leur cruauté même, ne permettent guère de les assimiler aux chrétiens, qui ont d’ailleurs pour eux une répulsion non moins grande que les musulmans. Si les Yezidis fréquentent les églises, il faut ajouter que leurs pratiques religieuses devraient plutôt les en éloigner, car il en est parmi elles qui offensent au plus haut point la morale et dont l’obscénité interdit de retracer ici les honteux mystères. Repoussée qu’elle est hors du giron chrétien, et honnie par les musulmans, quels peuvent donc être les éléments de la religion de cette secte singulière, et où faut-il chercher l’origine du culte barbare que les traditions ont conservé chez les Yezidis ? — Ce culte paraît avoir certains points de contact avec celui des peuples idolâtres de l’antique Assyrie. Reconnaissant, comme eux, deux génies supérieurs, deux êtres surhumains, l’un présidant au bien, l’autre inspirant et faisant le mal, ils adorent le premier sous le nom de Tahous, et le second sous celui de Cheïtan, nom commun du démon dans tout l’Orient. De ces deux divinités, le démon est celle à laquelle ils adressent le plus souvent leurs hommages, prétendant, avec cette logique que le mauvais esprit peut seul inspirer, que Cheïtan étant le génie malfaisant, celui dont les hommes ont tout à redouter, c’est principalement sa colère dont ils doivent se garder, son influence dont ils ont à se défendre. Ils l’appellent le grand cheik et ont pour lui une vénération telle que l’on ne pourrait, sans danger pour sa vie, invoquer ou même prononcer son nom devant eux.

Les Yezidis se divisent en plusieurs familles ou tribus groupées au pied des montagnes qui bornent la Mésopotamie au nord-est. Ils sont sédentaires et se livrent principalement à l’agriculture. On les reconnaît à leurs vêtements, qui se distinguent de ceux des mahométans ou des chrétiens par l’absence de couleurs vives et tranchées. Leurs femmes sont entièrement vêtues de blanc ; leur tête seule est couverte d’un mouchoir noir.

Vue prise à Mossoul. — Dessin de M. E. Flandin.

Dans les siècles passés, Mossoul a eu une plus grande importance que de nos jours. Elle a eu ses sultans particuliers, et l’un d’eux, célèbre par sa férocité autant que par son courage, a figuré à la tête des armées musulmanes qui combattirent et harcelèrent sans relâche celles que les croisades de l’Occident envoyaient vers les lieux saints. Aujourd’hui, rangée sous l’autorité de la Porte, ville de second ou troisième ordre, éloignée de Constantinople, elle est rarement l’objet de l’ambition d’un pacha turc. Aussi n’est-ce point une faveur que d’y être envoyé, et l’effendi qui s’y rend tristement, sur un ordre du Grand Seigneur, se considère-t-il comme exilé. Soit que l’administration ottomane y ait tari les sources de la vie, soit que les fléaux naturels, la peste ou le choléra, qui se sont tant de fois appesantis sur cette ville, en aient décimé la population, on y est attristé par la solitude des rues, par l’abandon des plus belles maisons, par les ruines qui, au dedans comme au dehors, couvrent le sol de la cité ou de ses environs.

Mossoul ne présente donc rien de remarquable ; les mosquées même sont privées de ce luxe d’architecture ou de décorations qui attestent, dans tant d’autres villes turques, la dévotion des mahométans. Aussi mon séjour y fut-il très-court, et je ne pensai bientôt plus qu’à ce qui m’avait, pour la seconde fois, appelé à Mossoul, c’est-à-dire les antiquités assyriennes nouvellement trouvées et dont il s’agissait, pour moi, de continuer les découvertes.

Mosquée à Mossoul. — Dessin de M. E. Flandin.


Les ruines. — Khouïounjouk. — Tombeau de Jonas.

En sortant de Mossoul par la porte du Pont, et quand on a traversé le Tigre, on se trouve sur la rive gauche, en face de monticules assez étendus auxquels les gens du pays ont donné le nom vulgaire de Khouïounjouk ou Mont des Moutons, parce que ce sol abandonné n’est plus foulé aujourd’hui que par les troupeaux que l’on y mène pâturer. Cependant à ces éminences, actuellement couvertes d’herbes et de broussailles, se relient les extrémités d’une vaste enceinte, évidemment les restes d’un rempart très-épais et encore très-élevé. L’une de ces éminences est factice, c’est-à-dire qu’elle porte les traces de constructions que prouve d’ailleurs sa forme assez régulière ; l’autre, qui est naturelle et rocailleuse, laisse également apercevoir çà et là des vestiges de maçonneries antiques, au-dessous des maisons d’un village arabe qui porte encore le nom de Neïnivèh ou Nebi-Ounous. Dans le premier de ces noms on retrouve évidemment celui de Ninive ; quant au second, qui signifie tombeau de Jonas, il est dû à une pierre, ornée de caractères, que les musulmans conservent religieusement dans une petite mosquée attenante au village. Le fanatisme des habitants ne permet pas de voir cette relique qu’ils disent être la pierre sépulcrale du prophète. Il est probable qu’elle porte une inscription assyrienne, mais on ne peut le vérifier. Il faut s’en rapporter au dire des gens du pays et croire.

Tombeau de Jonas, au village de Neïnivèh. — Dessin de M. E. Flandin.

On peut prendre le tombeau de Jonas ou le village de Neïnivèh pour point de départ des investigations qui sont indiquées d’abord à l’intérieur du périmètre décrit par les longues murailles en terre qui se rattachent aux deux monticules. Là, le sol peu accidenté et de même nature n’offre aucun point indicateur qui trahisse quelque place intéressante, et on a beau le parcourir en tous sens, on n’y rencontre rien qui attire l’attention. Mais le grand monticule factice, dont les flancs entr’ouverts et crevassés laissent voir çà et là des rangées de briques larges, épaisses et cimentées avec du bitume, semblait offrir plus de chances de découvertes. Des voyageurs, des antiquaires ont, à différentes époques, fait des recherches dans cette plaine. Moi-même, quelques mois auparavant, je l’avais explorée : tout y atteste le plan d’un grand édifice, d’une citadelle, d’un temple ou d’un palais ; cependant rien d’entier, rien de complet ne permet de déterminer avec assurance ni l’époque, ni l’espèce, ni la construction de ce monument. Personne n’avait encore pu y constater le caractère de l’art assyrien, et tout espoir semblait perdu d’acquérir sur Ninive et son véritable emplacement des données précises.

Plan des ruines de Ninive. — Dessin de M. E. Flandin.

Ce ne fut que dans le cours de l’année 1842 que le consul de France, s’attaquant, pendant ses loisirs, à ces éminences qui semblaient devoir recéler les secrets de l’antiquité ninivite, parvint à y reconnaître, au milieu d’entassements de briques enduites de bitume, quelques fragments d’une pierre grise, gypseuse et portant les traces de sculptures presque effacées, mais qui trahissaient un ciseau habile et un caractère original. Rien malheureusement n’était complet, et il était impossible de reconnaître un plan ou une construction quelconque dans le chaos résultant du bouleversement des édifices qui jadis avaient couronné cette éminence. Là, comme en beaucoup d’endroits, il paraissait évident qu’on avait enlevé la pierre, arraché la brique, très-probablement pour faire servir les unes et les autres à la construction d’une ville et de maisons modernes. La bourgade arabe de Hellâh a été bâtie aux dépens de Babylone ; de même on remarque à Mossoul que toutes les maisons sont construites en briques revêtues de plaques d’une pierre gypseuse exactement semblable à celle qui se retrouve dans les profondeurs des fouilles faites à Neïnivèh ; on demeure convaincu que les somptueux palais de Sardanapale ou de Sennachérib ont fourni des matériaux aux constructions arabes de Mossoul et des villages environnants. Il était naturel que les populations profitassent de la proximité des grandes carrières factices que leur offraient les monticules de la plaine en face de Mossoul et les énormes murailles qui bordent le Tigre. C’est aujourd’hui, pour les habitants, une mine inépuisable, et l’on y voit journellement des ouvriers occupés à en extraire avec précaution de grandes briques très-bien faites et parfaitement conservées, qui leur évitent la peine d’en fabriquer de nouvelles. Ils pensent d’ailleurs que celles qu’ils trouvent toutes faites, éprouvées par tant de siècles, leur présentent des garanties certaines de solidité. C’est à ces emprunts successifs que les générations ont faits aux ruines antiques qu’il faut, en grande partie, attribuer le nivellement qui s’est opéré d’âge en âge, et qui tend à aplanir tout à fait le sol de Ninive comme celui de Babylone.


Village de Khorsabad. — Origine de la découverte. — Moyen d’en poursuivre les premiers résultats. — Massacres de chrétiens.

Il n’y avait rien à espérer au lieu de Neïnivèh : ni le Khouïounjouk, ni le tombeau de Jonas ne pouvaient rien offrir d’intéressant. Le marteau et la pioche des modernes y avaient achevé la destruction commencée par les armées et les machines de guerre des temps anciens. — C’est un petit village hors de la route des caravanes, ignoré des voyageurs, encore plus inconnu aux archéologues, qui devait livrer au monde actuel les secrets de ce monde biblique, dont les traditions nous avaient à peine indiqué l’histoire. Un groupe d’une cinquantaine de maisons placées sur une petite éminence, élevée de douze à treize mètres au-dessus de la plaine, a le nom de Khorsabad. Il est habité par des Kurdes croisés de sang arabe et situé à environ seize kilomètres de Mossoul.

À défaut des tessons de briques et des quelques pierres de taille restés à moitié du talus, l’isolement de ce monticule prouverait suffisamment qu’il est factice. La forme en est irrégulière, cependant on reconnaît quelques angles que le temps, les pluies et le passage des eaux et des troupeaux n’ont pu entièrement effacer. Les premiers indices des trésors archéologiques que recélait ce tumulus furent fournis par de grosses pierres à fleur de terre qui servaient comme de pavage à la maison d’un habitant du village. Ces pierres étaient grisâtres et avaient l’apparence de celles retrouvées dans les décombres voisins de Mossoul. Étaient-ce des débris de constructions antiques ? étaient-ce des pierres sculptées comme à Neïnivèh ? — il fallait s’en assurer : on piocha, on déterra. Ô surprise ! ô bonheur inespéré ! après quelques coups qui arrachèrent la terre durcie par les siècles, une tête, une superbe tête, au profil droit et pur, d’un caractère antique, se montra aux yeux émerveillés des travailleurs. Mais ce fragment indiquait-il un filon qui eût une suite, ou bien était-il isolé, et le néant, la poussière allaient-ils se rencontrer seuls tout autour ? On comprend par combien d’incertitudes, de perplexités doit passer l’antiquaire qui se livre à des recherches de cette nature. Il fallait marcher en avant, piocher avec courage. La pierre s’allongea, elle grandit, la tête trouvée se compléta, un corps vint l’accompagner ; d’autres sculptures s’y ajoutaient : plus de doute, on tenait le commencement d’une série de bas-reliefs, le mur d’un édifice dont on avait attaqué l’un des angles.

Village arabe de Khorsabad (Ninive).

Ces premiers résultats étaient encourageants ; ils devaient en faire espérer d’autres, et, d’après la forme, comme d’après l’étendue du monticule de Khorsabad, il y avait toute raison de penser que ce qui restait à découvrir était de beaucoup plus important que ce qu’on avait trouvé jusqu’alors. Mais comment fouiller tout ce sol occupé par les maisons du village ? On avait un firman qui permettait l’expropriation des habitants ; avec de l’argent on pouvait les dédommager. On était donc en mesure de procéder aux travaux nécessaires pour suivre les indications fournies par les premières excavations. Cependant déplacer des Arabes de chez eux, gêner leurs habitudes domestiques, exproprier des musulmans au profit des chrétiens pour ouvrir, sous leurs pieds, une terre du sein de laquelle on allait exhumer, des œuvres du démon, eût été affronter de graves difficultés, et s’exposer peut-être à des conflits fâcheux, si une circonstance toute favorable ne fût venue en aide pour diminuer les obstacles. Depuis assez longtemps déjà les habitants de Khorsabad désiraient quitter l’éminence au sommet de laquelle ils s’étaient établis, et descendre dans la plaine pour se rapprocher d’une petite rivière qui coulait à quelques pas de là. En Orient, tous les travaux de ménage, sans exception, sont abandonnés à la femme, et quelque pénible qu’un de ces soins puisse être, un musulman ne le lui évite jamais ; il croirait déroger à son rang, comme chef de famille, et manquer à sa barbe, comme homme. Parmi les charges qui incombent ainsi aux femmes, est celle de fournir la maison d’eau. Celles de Khorsabad devaient descendre du village dans la plaine, et après avoir rempli leurs outres, les porter sur les épaules et remonter péniblement les pentes du monticule. C’était une grande fatigue qui n’était pas supportée sans murmures, et les maris s’étaient décidés à l’éviter à leurs femmes en se rapprochant du ruisseau. Ce fut là l’occasion dont nous profitâmes, et grâce à cette circonstance, grâce aux quelques piastres qu’on donnait pour chaque maison renversée, le terrain fut facilement déblayé. Le prix d’une expropriation n’était pas élevé, mais il était tout bénéfice pour les villageois, attendu que leur manière de construire est aussi économique qu’expéditive. Ils gâchent de la terre avec de l’eau en y mêlant quelques brins de paille ; ils mettent cette espèce de mortier dans de petits moules en bois pour lui donner une forme de briques ; i ils laissent sécher à l’air ces carrés qui ne sont d’abord qu’une pâte molle, mais qui, sous l’action d’un soleil ardent, acquièrent bientôt une dureté presque égale à celle de pierre. Leurs maisons étant démolies, on leur abandonna tout le bois de charpente qui s’y trouvait, la terre leur fournissait les autres matériaux ; on conçoit donc que l’indemnité qui leur était donnée était un gain tentant, et qu’ils abandonnèrent leurs vieilles cahutes sans regret.

Mais ce n’était pas tout : il fallait, après la possession du sol, exploiter la mine qu’il recélait, il fallait des bras. Certes les gens de Khorsabad auraient pu mieux que d’autres se livrer à ce travail, et ils auraient pu en ajouter le prix à celui qu’ils retiraient de leurs maisons. Mais comment faire travailler des Arabes ? comment leur demander d’ouvrir les portes du Djehennâm, de cet enfer peuplé de démons de pierres ? ils auraient cru devoir être perdus, damnés, et renoncer à leur part de paradis, de houris et de toutes les félicités que Mahomet a promises à tout vrai croyant. Il était inutile d’essayer de mettre une pioche à la main d’aucun des habitants du village.

Le hasard, un hasard malheureux, vint à notre aide, et suppléa à ce qui nous manquait sur place. Quelques mois avant l’époque de notre arrivée à Mossoul, vers la fin de 1842, les courriers de l’Orient avaient apporté en Europe la triste nouvelle que des tribus chrétiennes établies dans les contrées les plus élevées des montagnes qui séparent le Kurdistan central des plaines de la Mésopotamie, avaient soudainement été attaquées par plusieurs peuplades kurdes réunies sous le commandement de Beder-Khan-Bek, seigneur suzerain de Djezirèh. Cette guerre avait pour prétexte apparent des querelles de voisinage, mais en réalité les motifs sérieux étaient la différence de culte et l’exaltation des haines religieuses. Les montagnards chrétiens, qui portent le nom de Tiaris, sont de race chaldéenne et nestoriens de religion ; ils soutinrent bravement le choc des Kurdes, et l’horreur que leur inspiraient les musulmans tourna au profit de la défense de leurs foyers. Ils obtinrent d’abord quelques avantages, et repoussèrent leurs farouches ennemis ; malheureusement le courage qu’ils déployèrent, et qui aurait dû les sauver, fut la cause de leur ruine. Les Kurdes, indignés que des chrétiens eussent l’audace de leur résister, appelèrent à eux tous leurs coreligionnaires, — et les pauvres Tiaris, accablés par le nombre, vaincus par la férocité de leurs adversaires, furent enveloppés de toutes parts, refoulés vers le sommet de leurs montagnes, et massacrés sans pitié ni merci. Leurs misérables hameaux incendiés ne pouvaient plus servir d’asile aux fugitifs que le carnage avait épargnés, et on les vit errer, pendant plusieurs jours, sur les pentes des montagnes du Kurdistan. Un grand nombre de ces malheureux allèrent à Mossoul implorer la compassion de leurs frères en Jésus-Christ, pour l’amour de qui ils avaient souffert. Ils vinrent frapper à la porte des consuls européens. Le gouvernement français d’alors, sollicité par son représentant à Mossoul, se montra fidèle à un usage traditionnel pour notre politique en Orient, et envoya des secours à ces fugitifs qui furent ainsi arrachés à la mort. La France, selon sa coutume séculaire, tendit une main secourable à ces infortunés, victimes d’un fanatisme brutal et sanguinaire. Mais les musulmans et les autorités turques, de leur côté, furent également fidèles à leurs traditions : ni les uns ni les autres ne s’employèrent, soit pour alléger les souffrances des Tiaris, soit pour punir ceux qui les leur avaient fait endurer. Bien au contraire, il sembla que l’attaque des tribus chrétiennes de la montagne par les Kurdes de Djézirèh eût enflammé le zèle religieux de la population mahométane de Mossoul, et qu’elle aussi voulût tremper ses mains dans le sang, en offrant à son prophète des sacrifices humains dont les chrétiens devaient fournir les nombreuses victimes. En effet, à quelque temps de là, une rumeur lugubre s’étendit jusqu’à Khorsabad et vint m’apprendre qu’à Mossoul la population musulmane, soulevée sans motifs, s’était ruée sur le couvent des missionnaires, l’avait ruiné de fond en comble ainsi que l’église, avait poignardé un des pères, et que c’était le signal, comme le prélude, d’un massacre général dans lequel tous les chrétiens du pays devaient disparaître. Cependant Dieu ne le permit pas : par un miracle, car c’en fut un, les poignards rentrèrent au fourreau. Pendant plusieurs jours toutes les maisons restèrent fermées : les musulmans étonnés de ne pas laisser un libre cours à leur férocité ; les chrétiens dans la stupeur et ne comprenant pas comment ils vivaient encore. Mossoul, où tout était silence, ressemblait à une ville abandonnée de ses habitants, ou qu’un fléau destructeur, une grande peste aurait balayée complétement. Personne ne se montrait, les rues étaient entièrement désertes. C’était à peine si, de loin en loin, on apercevait quelques musulmans en vedette et le fusil prêt ; pour les chrétiens, ils étaient sans armes et barricadés chez eux. Enfin cette terrible émotion se calma, sans autre conséquence ; et c’était beaucoup trop, qu’une église en ruines, et un prêtre dangereusement blessé. La Porte ordonna un semblant d’instruction, le pacha s’empara de quelques pauvres diables qui furent emprisonnés, et ce fut toute la réparation, et il en sera toujours ainsi. Jamais ni les Turcs, ni leur gouvernement, ni leurs pachas ne comprendront que le sang chrétien ait quelque prix et qu’il demande vengeance. Comment en pourra-t-il jamais être autrement aux yeux d’une nation dont la religion dit, et dont les prêtres enseignent, que le chemin de la vie éternelle doit être arrosé de sang chrétien ?


Fouilles. — Ensemble des découvertes.

Nous avions donc dans les montagnards réfugiés à Mossoul d’excellents instruments pour nos travaux de fouilles. Ces hommes, descendants des anciens Chaldéens, dont ils parlent encore la langue, qui avaient bâti Ninive, et l’avaient vu s’abîmer dans sa cendre, allaient, après deux mille cinq cents ans, en exhumer les vestiges calcinés, et rendre à la science et à l’infatigable curiosité de notre époque les produits d’un art ignoré, que la barbarie des peuples du Nord, alliée à la jalousie haineuse de ceux du midi de la Mésopotamie, avaient voulu faire disparaître et avaient enfouis jusqu’à ce jour.

Deux cents Tiaris furent installés aux premières tranchées. Leur profondeur, la dureté du sol, et le soin avec lequel il fallait dégager les parties retrouvées, exigeaient beaucoup de temps. Six mois y furent employés. Mais si l’on songe que cette seconde période des fouilles commença en mai, que, durant plus de trois mois, le thermomètre marqua quarante-six degrés à l’ombre, et que pendant tout ce temps le vent meurtrier du désert, le Sam, venait nous asphyxier, on s’étonnera sans doute de la persévérance et de l’énergique volonté qui maintinrent les ouvriers dans les tranchées, malgré la maladie d’un grand nombre atteint des fièvres, et la mort de quelques-uns que le Sam foudroya.

Chaldéens travaillant aux fouilles de Khorsabad (Ninive). — Dessin de M. Régis d’après M. E. Flandin.

Après une demi-année de ce labeur opiniâtre et consciencieux, nous avions mis au soleil les restes d’un vaste palais ; — il était loin d’être entier. — Si les vestiges éloignés les uns des autres, que nous pûmes reconnaître, nous permirent une appréciation exacte de son étendue, malheureusement nous n’en retrouvâmes qu’une portion formant un ensemble à peu près complet. D’après les points extrêmes reconnus, il est possible d’en évaluer les dimensions, qui devaient être de trois cents mètres en longueur sur cent cinquante mètres en largeur. Qu’est devenu tout ce qui manque ? C’est ce qu’il est impossible de dire. Étions-nous en face d’un édifice inachevé ? Ce n’est pas à croire, d’après le fini des parties que le sol a conservées. Il est bien plus probable que, comme Babylone et le Khouïoundjouk devant Mossoul, ces ruines ont encore été une carrière exploitée au profit d’habitations du temps postérieur à l’existence du palais dont elles occupent la place. C’est d’ailleurs ce qu’il a été facile de constater, tant par la disparition des matériaux évidemment liés et ceux restés en place, que par une certaine quantité de pierres travaillées et préparées pour une autre destination et sur lesquelles se voyaient les traces d’un ciseau qui s’était efforcé de faire disparaître les sculptures antiques. — Ainsi va le monde. — De même que le froment retourne à la terre sous forme d’engrais, les ruines des palais et des plus beaux édifices de l’antiquité servent de matériaux à de plus humbles constructions des temps modernes.

Quoi qu’il en soit, il y avait dans les résultats dus aux coups de pioche de nos Tiaris de quoi satisfaire amplement l’archéologue le plus avide. La nuit de vingt-cinq siècles au moins qui avait enseveli dans son obscurité toutes ces splendeurs du passé, fit place à un beau soleil qui vint d’un seul coup éclairer tout cet ensemble de grandeurs, de gloires, auxquelles l’art avait prêté l’habileté d’un ciseau consommé. Neuf salles intactes, avec leurs quatre murs debout, six salles en partie ruinées, un grand nombre de façades, de portes, présentaient toutes leurs faces ornées de sculptures, accompagnées d’inscriptions, montrant et racontant les faits et gestes héroïques des princes successeurs de Ninus qui réunirent sous leur sceptre toute cette partie de l’Asie.


Sculptures. — Détails.

De tout cet ensemble de découvertes, ce qui offrait le plus d’intérêt, c’étaient évidemment les sculptures. Tous les murs, sans exception, intérieurs ou extérieurs, étaient décorés de tableaux taillés dans la pierre, avec une admirable fécondité de ciseau. Bois et vizirs, prêtres et idoles, eunuques ou guerriers, combats et fêtes joyeuses, tout y était représenté. La vie des Ninivites, présidée par leurs princes, venait miraculeusement se dérouler là, depuis les symboles religieux jusqu’aux usages domestiques, depuis l’orgie du triomphe jusqu’aux supplices des vaincus.

Deux genres de sculptures tapissaient les murs de ce palais, qui étaient construits en briques crues ou séchées au soleil, enduites de bitume et recouvertes de grandes plaques d’une pierre gypseuse qui avaient trois mètres de hauteur sur deux à trois mètres de largeur. Dans plusieurs salles, ces plaques étaient divisées en deux zones de 1m.20 de haut, sur lesquelles était un nombre considérable de figures ayant une hauteur d’un mètre. Ces deux zones étaient séparées par une bande d’inscriptions en caractères cunéiformes, allant d’un bord à l’autre de la pierre. Dans d’autres salles et sur les façades extérieures, les pierres de revêtement portaient des figures plus grandes qui les couvraient de haut en bas, et dont le relief, proportionné à leur taille, avait une saillie de quelques centimètres. Ces murs représentaient des rois, des guerriers, des eunuques ou des prêtres et des divinités dont les formes et les attributs bizarres ne peuvent s’expliquer que par les idées symboliques que l’idolâtrie assyrienne y attachait. Tous ces personnages humains ou fabuleux formaient des processions sans fin qui devaient, au temps de Ninive, faire complétementt le tour de ce palais. De distance en distance, elles étaient interrompues par des portes, dont les principales étaient flanquées de gigantesques taureaux ailés à tête humaine. Ces morceaux de sculpture qui sont, sans contredit, les plus étonnants spécimens de l’art ninivite, avaient jusqu’à cinq et six mètres de hauteur. Exécutés en ronde bosse, ils offraient une saillie d’un mètre. Le nombre de ces minotaures assyriens devait être très-grand, car, malgré la disparition d’une partie considérable des restes de ce palais, nous en trouvâmes encore une vingtaine.

L’aspect de ces façades, sur lesquelles ils présentaient leur fier poitrail surmonté d’une large et noble tête coiffée d’une tiare, devait évidemment avoir une grande majesté ; et il était impossible de se défendre, même en face de la bizarrerie de ces représentations, d’une profonde admiration pour la grandeur et la conception de ces monuments empreints d’une pompe qui avait à la fois quelque chose de sauvage et d’élevé.

À l’intérieur et sur les murs des salles, se voyaient deux genres de bas-reliefs. Les grands étaient, à quelques variantes près, des répétitions de ceux des façades, et les seuls sujets nouveaux qu’ils représentaient étaient des génuflexions de captifs enchaînés et suppliants devant le grand roi qui, méconnaissant le plus beau privilége de la royauté, leur faisait subir sous ses yeux les plus cruels supplices.

Quant aux bas-reliefs compris dans les deux zones étroites qui, avec la bande d’inscriptions, se partageaient la surface des murs, les scènes qui s’y trouvaient retracées offraient plus de variété. Les unes représentaient des combats livrés à des ennemis de nations différentes, à en juger par la diversité des costumes, et des assauts donnés à plus de vingt forteresses, chacune accompagnée d’une courte inscription qui, très-probablement, en conservait le nom. Ces tableaux, où les ressources militaires de l’antiquité apparaissaient dans tous leurs détails, étaient animés par des guerriers combattant à pied et à cheval, avec la lance ou l’épée, et tenant au-dessus de la tête ces boucliers circulaires qu’ils présentaient à l’ennemi. On y voyait, en première ligne, des archers qui bandaient leur arc, décochaient leurs flèches derrière de grands boucliers posés à terre, et qui les dérobaient tout entiers aux coups de l’ennemi. Le roi présidait du haut de son char à neuf batailles différentes. Il foulait aux pieds de ses chevaux les mourants et les morts. Les cadavres décapités prouvaient que l’usage de trancher la tête aux vaincus était pratiqué par certains peuples bien avant les musulmans, qui, on le sait, décapitent leurs ennemis pour les priver du secours de l’ange qui doit les enlever au ciel par cette partie du corps. Au milieu de toutes ces scènes variées de combats et d’assauts figuraient aussi les files de prisonniers, parmi lesquels on reconnaissait, à certains signes caractéristiques, les tribus juives ; et, en effet, on sait que les Assyriens vainqueurs de la Judée emmenèrent les habitants en captivité vers Ninive et Babylone. À d’autres signes, on reconnaissait encore d’autres races, telles que les Arabes ou des nègres dont les têtes nues et les cheveux crépus, ainsi que les traits écrasés, ne laissaient aucun doute.

Bas-relief à Khorsabad (Ninive). — Dessin de M. E. Flandin.

À toutes ces scènes de combats ou de victoires se mêlaient les réjouissances. C’étaient des festins, des tables servies et de chaque côté desquelles étaient assis des convives élevant leurs verres et semblant porter des santés. Derrière leurs siéges, des gardes agitaient les chasse-mouches, des musiciens jouaient de la lyre, et des eunuques chargés du service remplissaient et apportaient les vases pleins de vin.

Comment ne pas penser, en voyant ces tables luxueuses entourées de buveurs, à cet interminable festin de cent quatre-vingts jours qu’Assuérus donna aux grands de son royaume dans son palais de Suze ? — Pendant ce repas, dit l’Écriture, au livre d’Esther, « ayant le cœur gai de vin, il commanda aux sept eunuques qui servaient devant lui de lui amener la reine Vasti, afin de faire voir sa beauté aux seigneurs de sa cour… » Les choses ne durent pas se passer ainsi à Ninive, car il est remarquable que l’on n’y retrouvait pas une seule figure de femme, si ce n’est parmi les captifs que conduisaient des soldats. Il faut croire que les Assyriens, comme les Orientaux aujourd’hui, cachaient les femmes, et qu’ils n’ont montré celles de leurs ennemis vaincus qu’avec l’intention de leur faire subir une humiliation de plus.

Ce que nous retrouvâmes dans les fouilles n’était évidemment que la partie inférieure des murs. Sur les plaques de pierre portant les bas-reliefs, s’élevait la partie supérieure, dont, en aucune place, il n’a été possible de reconnaître la forme. Mais, parmi les débris tombés, les probabilités ont pu se présenter de telle façon qu’il est permis de dire, avec quelque certitude, que les murailles sculptées se terminaient par une frise formée de briques émaillées qui, par leur assemblage, représentaient des dessins coloriés, rappelant quelques-unes des scènes des bas-reliefs. Quelquefois aussi, ces frises devaient avoir une ornementation consistant en une suite de rosaces, ou en guirlandes de fleurs de lotus épanouies, qui alternaient avec des boutons de la même plante. En certains endroits, on retrouve encore des briques qui faisaient partie de longs cordons figurant des dessins auxquels on a depuis donné le nom de grecques, et qui sont, comme on le voit, originaires de Ninive. Ces frises en briques émaillées que l’on retrouve là, et qui ont dû être également adoptées dans l’ornementation des édifices de Babylone, expliquent ce passage d’Hérodote où l’historien grec fait la description des tableaux qu’il a vus dans le palais de Sémiramis, et qui représentaient des chasses où sont des oiseaux et autres animaux peints.

Les voyageurs admirent encore aujourd’hui l’élégance des coupoles et des minarets de Bagdad, surtout de la Perse, qui sont entièrement recouverts de mosaïques du même genre, de l’émail le plus brillant et le plus solide. — Invention chaldéenne, l’art des émaux s’est perpétué chez les peuples qui ont remplacé les anciens Ninivites et les Babyloniens. — Les Arabes, conquérants de l’Asie centrale, au nom de Mahomet, et pour la gloire de l’islam, l’ont introduit dans tout l’Irân et jusque dans l’Afghanistan, où il a servi d’ornement aux coupoles chatoyantes des mosquées de Ghiznèh et d’Ispaban, qui ont succédé aux palais et aux temples de marbre d’Ecbatane et de Persépolis.

L’œil se serait difficilement habitué au contraste qu’aurait produit, à côté de ces émaux aux couleurs vives et variés, les bas-reliefs qu’ils surmontaient, si leurs sculptures étaient restées nues et n’avaient eu d’autre ton que celui de la pierre grisâtre sur laquelle ils étaient exécutés. Les artistes de Ninive ont voulu éviter cet effet désagréable, et ils ont colorié de tons à peu près semblables à ceux des briques émaillées, tous les bas-reliefs qui décoraient les salles ou les façades ; — c’est ce qui est prouvé par les traces nombreuses de coloration qui se retrouvent sur les sculptures que le feu n’a pas endommagées. — Cette polychromie est depuis longtemps reconnue comme particulière aux monuments de l’Égypte ; de célèbres voyageurs l’ont constaté, et de consciencieux ouvrages nous ont conservé à cet égard de curieux détails. Les couleurs retrouvées à Khorsabad paraissent être les mêmes que celles qui donnent encore aujourd’hui tant de vivacité aux sculptures égyptiennes. Les tons en sont très-peu variés, et, d’après les observations minutieuses auxquelles je me suis livré, ils se bornent au bleu, au vert, au rouge, au jaune et au noir. On sait que, depuis quelques années et contrairement à l’opinion qui refusait d’admettre que les Grecs eussent jamais caché leurs belles formes architecturales ou sculpturales sous de la peinture plastique, la plupart des savants archéologues ont accepté la polychromie comme une des ressources artistiques à l’usage des Grecs, pour la décoration de leurs édifices ; et toutes les recherches que l’on a faites à ce sujet tendent à prouver que les couleurs désignées précédemment étaient pour les temples de la Grèce, comme pour ceux de l’Égypte, les seules en usage.

On se rend, d’ailleurs, aisément compte des raisons qui, indépendamment d’un goût particulier, ont pu engager les Assyriens à peindre les sculptures de leurs palais ou de leurs temples : le contraste des émaux brillants et de la pierre nue eût produit un fâcheux effet. Cette pierre est, par elle-même, peu agréable à l’œil ; elle est d’un ton grisâtre, sans brillant, et n’a point d’homogénéité. Elle est mélangée, comme la plupart des gypses, de parties mates et de parties transparentes qui nuisent à l’aspect général. On conçoit donc que les Assyriens n’aient pas été arrêtés par la qualité de la matière employée à leurs sculptures, et qu’ils aient sans scrupule revêtu celles-ci de peintures. Ce qui se comprend plus difficilement, c’est que les Grecs, dont tous les monuments ont été construits avec des matériaux de la plus belle qualité, tels que le marbre du Pentélique ou de Paros, et dont les ornements architectoniques étaient si finement exécutés, aient pu se décider à cacher l’empreinte du ciseau de leurs habiles sculpteurs sous des couches de bleu et de rouge que rien ne nécessitait. D’après cela, il est permis de croire que les Hellènes, dans leurs habitudes de polychromie, ont moins obéi à un goût qui leur était propre, qu’ils n’ont voulu suivre un genre de décoration déjà adopté en Asie. Ils complétaient ainsi les emprunts qu’ils ont faits à l’art assyrien ou égyptien pour les autres éléments de leur architecture ou de leur sculpture. Sans doute, cet art a été profondément modifié par leur génie, mais on ne peut, sans injustice, leur accorder l’honneur d’avoir imaginé le principe qui a eu l’antique Orient pour berceau.

Pour en revenir à Ninive, je ne trouve pas surprenant qu’on y ait pratiqué le même système de coloration qu’en Égypte. C’est encore une conséquence de l’esprit d’imitation dont l’influence se révèle dans tous les grands monuments exécutés par les Assyriens. Je n’oserais point avancer que les murs des palais de Khorsabad étaient entièrement coloriés, et, à cet égard, je suis dans le doute. Il est possible que certaines parties seulement des bas-reliefs aient été peintes, et qu’afin de produire plus d’effet, en laissant la pierre à son état naturel, sur les grandes surfaces, on n’ait colorié que quelques détails ; cependant j’ai peine à le penser, à cause du disparate qui en serait résulté. Il est vrai que les tons retrouvés se remarquent principalement sur les armes des guerriers, ou les harnais des chevaux. Mais on ne peut conclure de cette particularité que ces places soient les seules que l’on ait eu l’intention de colorier. Il faut, sans doute, attribuer leur conservation à la forme et aux détails refouillés des objets dont je parle ; tandis que, sur de grandes surfaces polies, on comprend que l’altération des couleurs qui pouvaient les recouvrir ait eu lieu plus facilement. Il est possible aussi que celles des couleurs retrouvées aient été obtenues au moyen d’oxydes métalliques présentant une plus grande solidité que les autres dues à des préparations végétales plus légères et moins adhérentes. Au reste, j’ai reconnu, sur certaines plaques sculptées, assez d’autres vestiges de couleur, pour croire que la surface des bas-reliefs a dû être, en totalité, couverte de peinture ; car j’ai vu des coiffures et des tuniques encore teintées de rouge de deux nuances, l’une se rapprochant du pourpre, l’autre jaunâtre, ayant toute l’apparence du minium. Comme on remarque particulièrement cette nuance sur la tiare ou le bandeau royal des souverains, il est permis de croire que la couche rougeâtre, retrouvée sur ces ornements distinctifs de la royauté, n’était autre chose qu’une préparation destinée à recevoir une application d’or. En continuant avec soin mon examen au sujet de cette coloration générale, je me suis aperçu en beaucoup d’autres endroits, et sur les murs des façades, où l’incendie a fait moins de ravages, que le fond de la pierre conservait encore une teinte d’ocre, et que les visages des personnages, ainsi que leurs membres nus, paraissaient participer de ce même ton, d’ailleurs assez léger. Une des particularités les plus remarquables de la coloration des figures, est le soin avec lequel ont été peintes en noir vif les prunelles des yeux et les paupières, ce qui ferait penser que, déjà dans l’antiquité la plus reculée, était adopté l’usage de se peindre le bord des yeux, qui s’est perpétué dans tout l’Orient, et qui fait partie encore de la toilette des raffinés. Il est curieux de rapprocher de cette observation, faite devant les sculptures de Khorsabad, ce que raconte Hérodote de la manie qu’avaient les Mèdes d’imiter, dans leurs habitudes privées, les Assyriens à qui ils empruntèrent les longues robes et la coutume de se teindre la barbe, les cheveux ou les yeux.

Parmi les admirables fragments de sculpture qui ont été apportés à notre musée du Louvre, il se trouve quelques plaques qui portent de précieuses empreintes de cette polychromie adoptée généralement dans l’antiquité orientale, et sur laquelle les connaissances des anciens archéologues avaient été mises en défaut par les Romains qui, tout en imitant l’architecture grecque, s’étaient refusés à suivre cet usage. Il a fallu que, dans ces derniers temps, la sagacité des contemporains, aidée de la facilité des voyages, vînt décider la question, et combler ainsi une lacune dans l’histoire de l’art.

Les sculptures de Khorsabad étaient accompagnées de longues bandes d’inscriptions. Les caractères sont cunéiformes et gravés en creux dans la pierre ; tous les sujets représentés ne sont pas munis d’une tablette de ce genre, qui lui soit relative. Ainsi, il y a des processions de rois, d’eunuques, de gardes ou de prêtres, qui n’ont pas besoin d’explication. Ce sont évidemment des cortéges royaux ou des hommages rendus au souverain. Mais le plus grand nombre des tableaux sculptés, dans les salles du palais découvert, ont pour sujets des batailles ; et, bien que le caractère propre aux divers groupes de combattants, fasse comprendre qu’il s’agit de peuples divers en guerre avec les Assyriens, cependant rien n’indiquerait quelle est la nation attaquée, vaincue, de même que rien ne pourrait faire présumer quelles sont toutes ces villes, ces forteresses prises d’assaut ; aussi, pour l’intelligence de ces fastes militaires que les rois de Ninive voulaient évidemment faire passer à la postérité, ont-ils pris soin de graver dans des cadres séparés, au-dessus de chaque sujet, une longue inscription qui, à en juger par le nombre de lignes et par la finesse des caractères, doit en dire fort long sur l’épisode guerrier auquel elle se rapporte. On trouve donc à Khorsabad une histoire authentique, illustrée, des faits et gestes d’un ou plusieurs princes assyriens. — Espérons qu’un jour viendra où la science philologique sera assez avancée pour déchiffrer ces caractères, seuls textes dans lesquels il soit possible de retrouver l’histoire de ce peuple sur lequel nous n’avons que des traditions bien douteuses.

Il est remarquable qu’aucune des plaques faisant partie des façades extérieures ne porte d’inscriptions, quel que soit le sujet représenté. Faut-il attribuer cette particularité à un préjugé religieux ou à un respect exagéré pour la royauté, qui empêchait de laisser des légendes mystiques sous les yeux du vulgaire admis dans les cours, mais exclu de l’asile sacré du souverain ? On peut croire, en effet, que les princes et les prêtres chaldéens de Ninive, retranchés derrière un rideau mystérieux, avaient pour principe de dérober aux regards et à l’intelligence du peuple les dogmes de la religion ou les attributions presque aussi sacrées de la puissance royale ; car, indépendamment des inscriptions qui accompagnent les sculptures, et qui sont ainsi mises en évidence, chaque plaque des murs est encore munie d’une autre bande de caractères placés derrière et de façon à ne pouvoir jamais être vus. Il ne faudrait pas en conclure que ces plaques ont fait partie d’une construction antérieure, car la manière dont les lignes y sont tracées prouve évidemment qu’elles ont été écrites avec intention sur le revers du bas-relief et pour être placées comme nous les avons trouvées. En effet, l’envers de chaque plaque est brut, et porte encore les traces des coups de marteau de l’ouvrier qui l’a préparée ; le centre seul présente une surface polie, un peu creuse, sur laquelle sont les inscriptions gravées avec négligence, et sans aucun des soins que l’on a pris pour le même travail sur les murs des salles. Ce qui achève de convaincre que ces inscriptions n’étaient pas destinées à être vues, c’est que toutes les encoignures des salles sont d’un seul morceau de pierre taillé en équerre, et sur le derrière de ces coins, sur l’angle saillant qu’elles présentent vues de dos, sont des signes semblables qui tournent avec l’équerre et suivent les deux côtés. Ces singulières inscriptions conservaient, selon toute apparence, des textes religieux qui, dans ces temps où la religion s’enveloppait de mystère et se cachait aux yeux du peuple, avaient été avec intention, et peut-être comme talismans, de même que les idoles que l’on trouve enfouies, placées derrière les plaques de revêtement du mur. Au reste, cette particularité n’a rien de plus surprenant que celle que présentent les briques cuites qui font partie du mur, et qui portent également de petites inscriptions qu’on ne pouvait évidemment pas voir, posées à plat comme elles étaient.

Indépendamment des inscriptions ainsi placées derrière les plaques sculptées ou accompagnant les bas reliefs, il y en a encore un grand nombre d’autres, et ce sont les plus longues, sur les larges dalles qui forment le pavé de toutes les portes. Il est probable, d’après quelques indices que l’on y retrouve, que ces caractères devaient avoir reçu des incrustations métalliques destinées à les protéger contre le frottement des sandales de ceux qui avaient leurs entrées au palais du grand roi.

Chambranle de porte, à Khorsabad (Ninive). — Dessin de M. E. Flandin.

Tel est l’ensemble des monuments si heureusement découverts à Khorsabad. On peut dire que jamais, à aucune époque, on n’a fait une découverte archéologique aussi imprévue que celle des palais retrouvés sous ce village arabe. Les idées qu’on avait sur Ninive étaient très-confuses, très-contradictoires. En faisant la part trop large aux récits figurés et éminemment poétiques de l’Orient, on était tout près de croire fabuleuses les traditions de la Bible ou les pages d’Hérodote. Les monuments de Khorsabad auront pour résultat de justifier Hérodote et la Bible aux yeux de ceux qui les accusaient d’exagération, comme ils révèlent, dans toute sa majesté et toute son élégance, un art qui fait comprendre à quel degré de civilisation était déjà arrivé cet empire, qu’on n’avait encore jugé grand que par ses conquêtes[3].

Eugène Flandin.



  1. Suite et fin. — Voy. page 49.
  2. Nom du sanctuaire de la Mecque.
  3. Postérieurement à la mission de M. Eugène Flandin, les fouilles de Ninive ont été continuées avec une grande activité et un succès remarquable par plusieurs savants français et anglais. M. Vivien de Saint-Martin veut bien préparer pour nous, sur ce sujet, un travail qui fera connaître l’ensemble des découvertes et les diverses conjectures auxquelles elles ont donné lieu.