La Vampire/1
LA PÊCHE MIRACULEUSE
Le commencement du siècle où nous sommes fut beaucoup plus légendaire qu’on ne le croit généralement. Et je ne parle pas ici de cette immense légende de nos gloires militaires, dont le sang républicain écrivit les premières pages au bruit triomphant de la fanfare marseillaise, qui déroula ses chants à travers l’éblouissement de l’empire et noya sa dernière strophe — un cri splendide — dans le grand deuil de Waterloo.
Je parle de la légende des conteurs, des récits qui endorment ou passionnent la veillée, des choses poétiques, bizarres, surnaturelles, dont le scepticisme du dix-huitième siècle avait essayé de faire table nette.
Souvenons-nous que l’empereur Napoléon Ier aimait à la folie les brouillards rêveurs d’Ossian, passés par M. Baour au tamis académique. C’est la légende guindée, roidie par l’empois ; mais c’est toujours la légende.
Et souvenons-nous aussi que le roi légitime des pays légendaires, Walter Scott, avait trente ans quand le siècle naquit.
Anne Radcliffe, la sombre mère de tant de mystères et de tant de terreurs, était alors dans tout l’éclat de cette vogue qui donna le frisson à l’Europe. On courait après la peur, on recherchait le ténébreux. Tel livre sans queue ni tête obtenait un frénétique succès rien que par la description d’une oubliette à ressort, d’un cimetière peuplé de fantômes à l’heure « où l’airain sonne douze fois » ou d’un confessionnal à double fond bourré d’impossibilités horribles et lubriques.
C’était la mode ; on faisait à ces fadaises une toilette de grands mots, appartenant spécialement à cette époque solennelle ; on mettait le tout comme une purée sous le héros, cuit à point, qui était un « cœur vertueux », une « âme sensible », daignant croire au « souverain maître de l’univers » et aimant à voir lever l’aurore.
Le contraste de ces confitures philosophiques et de ces sépulcrales abominations formait un plat hybride, peu comestible, mais d’un goût étrange, qui plaisait à ces jolies dames, vêtues si drôlement, avec des bagues aux orteils, la ceinture au-dessus du sein, la hanche dans un fourreau de parapluie et la tête sous une gigantesque feuille de chicorée.
Paris a toujours adoré d’ailleurs les contes à dormir debout qui lui procurent la délicieuse sensation de la chair de poule. Quand Paris était encore tout petit, il avait déjà nombre d’histoires à faire frémir, depuis la coupable association formée entre le barbier et le pâtissier de la rue des Marmousets, pour le débit des vol-au-vent de gentilshommes, jusqu’à la boucherie galante de la maison du cul-de-sac Saint-Benoît, dont les murs démolis avaient plus d’ossements humains que de pierres.
Et depuis si longtemps, à cet égard, Paris a peu changé.
Aux premiers mois de l’année 1804, il y avait dans Paris une vague et lugubre rumeur, née de ce fait que des pêches miraculeuses avaient lieu depuis quelque temps à la pointe orientale de l’île Saint-Louis, en tournant un peu vers le sud-est, non loin de l’endroit où les bains Petit réunissent aujourd’hui, dans les mois d’été, l’élite des tritons parisiens.
C’est chose rare qu’un banc de poisson dans Paris. Tant d’hameçons, tant de nasses, tant d’engins divers sont cachés sous l’eau entre Bercy et Grenelle, que les goujons seuls, d’ordinaire, et les imprudents barbillons se hasardent dans ce parcours semé de périls. Vous n’y trouveriez ni une carpe, ni une tanche, ni une perche, et si parfois un brochet s’y engage, c’est que ce requin d’eau douce a le caractère tout particulièrement aventureux.
Aussi la gent pêcheuse faisait-elle grand bruit de l’aubaine envoyée par la Providence aux citoyens amateurs de la ligne, de l’épervier et du carrelet. Sur un parcours d’une centaine de pas, depuis l’égout de Bretonvilliers jusqu’au quai de la Tournelle, tout le long du quai de Béthune, vous auriez vu, tant que le jour durait, une file de vrais croyants, immobiles et silencieux, tenant la ligne et suivant d’un œil inquiet le bouchon flottant au fil de l’eau.
Dire que tout le monde emplissait son panier serait une imposture. Les bancs de poisson, à Paris, ne ressemblent guère à ceux de nos côtes ; mais il est certain que çà et là un heureux gaillard piquait un gros brochet ou un barbillon de taille inusitée. Les goujons abondaient, les chevaignes tournoyaient à fleur d’eau, et l’on voyait glisser dans l’onde trouble ces reflets pourprés qui annoncent la présence du gardon.
Ceci, en plein hiver et alors que d’habitude les poissons parisiens, frileux comme des marmottes, semblent déserter la Seine pour aller se chauffer on ne sait où.
En apparence, il y a loin de cette joie des pêcheurs et de cette folie du poisson à la rumeur lugubre dont nous avons annoncé la naissance. Mais Paris est un raisonneur de première force ; il remonte volontiers de l’effet à la cause, et Dieu sait qu’il invente parfois de bien drôles de causes pour les plus vulgaires effets.
D’ailleurs, nous n’avons pas tout dit. Ce n’était pas exclusivement pour pêcher du poisson que tant de lignes suspendaient l’amorce le long du quai de Béthune. Parmi les pêcheurs de profession ou d’habitude qui venaient là chaque jour, il y avait nombre de profanes, gens d’aventures et d’imagination, qui visaient à une tout autre proie.
Le Pérou était passé de mode et l’on n’avait pas encore inventé la Californie. Les pauvres diables qui courent après la fortune ne savaient trop où donner de la tête et cherchaient leur vie au hasard.
L’Europe ingrate ne sait pas le service que lui rendent ces féeriques vésicatoires qui se nomment sur la carte du monde San-Francisco, Monterey, Sydney ou Melbourne.
Il y avait bien la guerre, en ce temps-là, mais à la guerre on gagne, plus de horions que d’écus, et les aventuriers modèles, les « vrais chercheurs d’or » font rarement les bons soldats de la bataille rangée.
Il y avait là, sous le quai de Béthune, des poètes déclassés, des inventeurs vaincus, d’anciens don Juan, banqueroutiers de l’industrie d’amour qui s’étaient cassé bras et jambes en voulant grimper à l’échelle des femmes, des hommes politiques dont l’ambition avait pris racine dans le ruisseau, des artistes souffletés par la renommée, — cette cruelle ! — des comédiens honnis, des philanthropes maladroits, des génies persécutés, et ce notaire qui est partout, même au bagne, pour avoir accompli son sacerdoce avec trop de ferveur.
Nous le répétons, de nos jours, tous ces braves eussent été dans la Sonore ou en Australie, qui sont de bien utiles pays. En l’année 1804, s’ils grelottaient les pieds dans l’eau, sondant avec mélancolie le cours troublé de la Seine, c’est que la légende plaçait au fond de la Seine un fantastique Eldorado.
Au coin de la rue de Bretonvilliers et du quai, il y avait un petit cabaret de fondation nouvelle qui portait pour enseigne un tableau, brossé naïvement par un peintre étranger à l’Académie des beaux-arts.
Ce tableau représentait deux sujets fraternellement juxtaposés dans le même cadre.
Premier sujet : Ézéchiel en costume de ravageur, faisant tourner d’une main sa sébile, au fond de laquelle on voyait briller des pièces d’or, et relevant de l’autre une ligne, dont la gaule, pliée en deux, supportait un monstre marin copié sur nature dans le récit de Théramène.
Ézéchiel était le nom du maître du cabaret.
Second sujet : Ézéchiel en costume de maison, éventrant, dans le silence du cabinet, le monstre dont il est question ci-dessus et retirant de son ventre une bague chevalière ornée d’un brillant qui reluisait comme le soleil.
Il est juste d’ajouter que la bague était passée à un doigt et que le doigt appartenait à une main. Le tout avait été avalé par le monstre du récit de Théramène, sans mastication préalable et avec une évidente volupté dont témoignait encore :
Les deux sujets jumeaux n’avaient qu’une seule légende qui disait en lettre mal formées :
Le lecteur commence peut-être à comprendre la connexité existant entre le fameux banc de poisson de l’île Saint-Louis et cette rumeur funèbre qui courait vaguement dans Paris.
Nous ne lui marchanderons point, du reste, le chapitre des explications.
Mais, pour le moment, il nous faut dire que tout Paris connaissait l’aventure d’Ézéchiel représentée par le tableau, aventure authentique, acceptée, populaire, et dont personne ne se serait avisé de mettre en doute l’exactitude avérée.
En effet, avec le produit de la vente de ce bijou trouvé dans l’estomac du monstre, Ézéchiel avait monté, au vu et au su de tout le monde, son établissement de cabaretier.
Et comme il avait découvert le premier ce Pérou en miniature, ce gisement de richesses subaquatiques, il était permis à l’imagination des badauds d’enfiler à son sujet tout un chapelet d’hypothèses dorées. Son nom indiquait une origine Israélite, et l’on sait la bonne réputation accordée à l’ancien peuple de Dieu par la classe ouvrière. On parlait déjà d’un caveau où Ézéchiel amoncelait des trésors.
Les autres étaient venus quand la veine aurifère était déjà écrémée ; les autres, pêcheurs naïfs ou pêcheurs d’aventures : les poètes, les inventeurs, les don Juan battus, les industriels tombés, les artistes manqués, les comédiens fourbus, les philanthropes usés jusqu’à la corde, les génies piqués aux vers — et le notaire n’avaient eu pour tout potage que les restes de cet heureux Ézéchiel.
Ils étaient là, non point pour le poisson qui foisonnait réellement d’une façon extraordinaire, mais pour la bague chevalière dont le chaton en brillants reluisait comme le soleil.
Ils eussent volontiers plongé tête première pour explorer le fond de l’eau, si la Seine, jaune, haute, rapide et entraînant dans sa course des tourbillons écumeux, n’eût pas défendu les prouesses de ce genre.
Ils apportaient des sébiles pour ravager le bas de la berge dès que l’eau abaisserait son niveau.
Ils attendaient, consultant l’étiage d’un œil fiévreux, et voyant au fond de l’eau des amas de richesses.
Ézéchiel, assis à son comptoir, leur vendait de l’eau-de-vie et les entretenait avec soin dans cette opinion qui achalandait son cabaret. Il était éloquent, cet Ézéchiel, et racontait volontiers que la nuit, au clair de la lune, il avait vu, de ses yeux, des poissons qui se disputaient des lambeaux de chair humaine à la surface de l’eau.
Bien plus, il ajoutait qu’ayant noyé ses lignes de fond, amorcées de fromage de Gruyère et de sang de bœuf, en aval de l’égout, il avait pris une de ces anguilles courtes, replètes et marquées de taches de feu qu’on rencontre en Loire entre Paimbœuf et Nantes, mais qui sont rares en Seine, autant que le merle blanc dans nos vergers : une lamproie, ce poisson cannibale, que les patriciens de Rome nourrissaient avec de la chair d’esclave.
D’où venait l’abondante et mystérieuse pâture qui attirait tant d’hôtes voraces précisément en ce lieu ?
Cette question était posée mille fois tous les jours, les réponses ne manquaient point. Il y en avait de toutes couleurs ; seulement, aucune n’était vraisemblable ni bonne.
Cependant, le cabaret de la Pêche miraculeuse et son maître Ézéchiel prospéraient. L’enseigne faisait fortune comme presque toutes les choses à double entente. Elle flattait à la fois, en effet, les pêcheurs sérieux, les pêcheurs de poissons, et cette autre catégorie plus nombreuse, les pêcheurs de chimères, poètes, peintres, comédiens, trouveurs, industriels bourreaux de femmes en disponibilité et le notaire.
Chacun de ceux-là espérait à tout instant qu’un solitaire de mille louis allait s’accrocher à son hameçon.
Et vis-à-vis de la rangée des pêcheurs, il y avait, de l’autre côté de la rivière, une rangée de badauds qui regardaient de tous leurs yeux. Les cancans allaient et venaient, les commentaires se croisaient : on fabriquait là assez de bourdes pour désaltérer tout Paris, incessamment altéré de choses vraies qui n’ont pas le sens commun.
Je dis choses vraies, parce que, soyez bien persuadés de cela, sous toute rumeur populaire, si absurde qu’elle puisse paraître, un fait réel se cache toujours.
L’opinion la plus accréditée, sinon la plus vraisemblable, se résumait en un mot qui sollicitait énergiquement les imaginations et valait à lui seul deux ou trois des plus ténébreux livres de Mme Anne Radcliffe. Ce mot était plus sombre que le titre fameux le Confessionnal des pénitents noirs. Ce mot était plus mystérieux que les Mystères du château des Pyrénées, que les Mystères d’Udolphe et que les Mystères de la caverne des Apennins ; il sonnait le glas, il flairait la tombe.
Ce mot, sincèrement appétissant pour les esprits inquiets, curieux, avides, pour les femmes, pour les jeunes gens, pour tous les curieux de terreur et d’horreur, c’était la Vampire.
Notre éducation au sujet de ces funèbres pages du merveilleux en deuil a peu marché depuis lors. On a bien écrit quelques-uns de ces livres qui dissertent sans expliquer, qui compilent sans condenser et qui relient en de gros volumes le pâle ennui de leurs pages didactiques, mais il semblerait que les savants eux-mêmes, ces braves de la pensée, abordent avec un esprit troublé les redoutables questions de démonologie. Parmi eux, les croyants ont un peu physionomie de maniaques, et les incrédules restent mouillés de cette sueur froide, le doute, qui communique à coup sûr l’ennui contagieux.
Je cherche, et je ne trouve pas dans mes souvenirs d’enfant le titre du prodigieux bouquin qui prononça pour la première fois à mes yeux le mot Vampire. Ce n’était pas un décourageant article de revue, ce n’était pas une tranche de ce pain banal qu’on émiette dans les dictionnaires : c’était un pauvre conte allemand, plein de sève et de fougue sous sa toilette de naïveté empesée. Il racontait bonnement, presque timidement, des histoires si sauvages, que j’en ai encore le cœur serré.
Je me souviens qu’il était en trois petits volumes, et qu’il y avait une gravure en taille-douce à la tête de chaque tome.
Elles ne valaient pas un prix fou, mais, Seigneur Dieu, comme elles faisaient frémir !
La première gravure en taille-douce, calme et paisible comme le prologue de tout grand poème, représentait… j’allais dire Faust et Marguerite à leur première rencontre.
Il n’y avait rien là qu’un jeune homme regardant une jeune fille, et cela vous mettait du froid dans les veines, tant Marguerite subissait manifestement le magnétisme fatal qui jaillissait en gerbes invisibles de la prunelle de Faust !
Pourquoi ne garderions-nous pas ces noms : Faust et Marguerite ? Qu’est le chef d’œuvre de Gœthe, sinon la splendide mise en scène de l’éternel fait de vampirisme qui, depuis le commencement du monde, a desséché et vidé le cœur de tant de familles ?
Donc Faust regardait Marguerite. — Et c’était une noce, figurez-vous, une noce de campagne où Marguerite était la Fiancée et Faust un invité de hasard. On dansait sur l’herbe parmi des buissons de roses.
Les parents imprudents et le marié aussi, car il avait le bouquet au côté, le pauvre jeune rustre, contemplaient avec admiration Faust qui faisait valser Marguerite.
Faust souriait ; la tête charmante de Marguerite allait se penchant sur son épaule, vêtue du dolman hongrois.
Et sur le buisson de roses qui fleurissait au premier plan ; il y avait un large filet dodécagone : une toile d’araignée, au centre de laquelle l’insecte monstrueux qu’on appelle aussi la vampire suçait à loisir la moelle d’une mouche prisonnière…
C’était tout pour la gravure en taille-douce. Au texte maintenant.
La plume peint mieux que le crayon. — Ce sont des plaines immenses que la vielle forteresse d’Ofen regarde par-dessus le Danube, qui la sépare de Pesth la moderne.
De Pesth jusqu’aux forêts Baconier, le long de la Theiss bourbeuse et tumultueuse, c’est la plaine, toujours la plaine, sans limites comme la mer.
Le jour, le soleil sourit à cet océan de verdure, et la brise heureuse caresse en se jouant l’incommensurable champ de maïs, qui est la Hongrie du sud.
La nuit, la lune glisse au-dessus de ces muettes solitudes. Là-bas, les villages ont soixante mille âmes, mais il n’y a point de hameaux. Le souvenir de la guerre avec le Turc agglomère encore les rustiques habitations, abritées comme les troupeaux de moutons au bercail, derrière la tour ventrue coiffée du dôme oriental et armée de canons hors d’usage.
C’est la nuit. Les morts vont vite au pays magyare en Allemagne, mais ils vont en chariot et non à cheval.
C’est la nuit. La lune pend à la coupole d’azur, regardant passer les nues qui galopent follement.
L’horizon plat s’arrondit à perte de vue, montrant çà et là un arbre isolé ou la bascule d’un puits relevée comme une potence.
Un char attelé de quatre chevaux à tous crins passe rapide comme la tempête : un char étrange, haut sur roues, moitié valaque, moitié tartare, et dont l’essieu jette des cris éclatants.
Avez-vous reconnu ce hussard dont le dolman flotte à la brise ? — Et cette enfant, cette douce et blonde fille ? Les morts vont vite : les clochers de Czegled ont fui au lointain, et les tours de Keczkemet et les minarets de Szegedin. Voici les fières murailles de Temesvar, puis, là-bas, Belgrade, la cité des mosquées…
Mais le char ne va pas jusque-là. Sa roue a touché les tables de marbre du dernier cimetière chrétien ; sa roue se brise. Faust est debout, portant Marguerite évanouie dans ses bras…
La seconde gravure en taille-douce, oh ! je m’en souviens bien ! représentait l’intérieur d’une tombe seigneuriale dans le cimetière de Petervardein : une longue file d’arceaux où se mourait la lueur d’une seule lampe.
Marguerite était couchée sur un lit qui ressemblait à un cercueil. Elle avait encore ses habits de fiancée. Elle dormait.
Sous les arceaux, éclairés vaguement, une longue file de cercueils, qui ressemblaient à des lits, supportaient de belles et pâles statues, couchées et dormant l’éternel sommeil.
Toutes étaient vêtues en fiancées ; toutes avaient autour du front la couronne de fleur d’oranger. Toutes étaient blanches de la tête aux pieds, sauf un point rouge au-dessous du sein gauche : la blessure par où Faust-Vampire avait bu le sang de leur cœur.
Et Faust, il faut bien le dire, se penchait au-dessus de Marguerite endormie : le beau Faust, le valseur admiré, le tentateur et le fascinateur.
Il était hâve ; sans son costume de hussard vous ne l’auriez point reconnu ; les ossements de son crâne n’avaient plus de cheveux, et ses yeux, ses yeux si beaux, manquaient à leurs orbites vides.
C’était un cadavre, ce Faust, et, chose hideuse à penser, un cadavre ivre !
Il venait d’achever sa lugubre orgie : il avait bu tout le sang du cœur de Marguerite !
Et le texte ? Ma foi, je ne sais plus. Ce second tome était bien moins amusant que le premier. Le vampire hongrois s’ennuie chez lui comme don Juan l’Espagnol, comme l’Anglais Lovelace, comme le Français, bourreau des cœurs, quel que soit son nom. Tous ces coquins-là tuent platement, comme des pleutres qu’ils sont au fond. Ils ne valent qu’avant l’assassinat. Je n’ai jamais pu découvrir, pour ma part, la grande différence qu’il y a entre ce pauvre Dumolard, vampire des cuisinières, et don Juan grand seigneur. La statue du commandeur elle-même ne me semble pas plus forte que la guillotine.
Et s’il est un maraud capable de plaider la cause aux trois quarts perdue de la guillotine, c’est don Juan.
Passons à la troisième gravure en taille-douce, et qu’on me décerne un prix de mémoire !
Celle-là était la statue du commandeur, la guillotine, tout ce que vous voudrez.
Personne n’ignore qu’un bon vampire était invulnérable et immortel, comme Achille, fils de Pélée, à la condition de n’être point blessé à un certain endroit et d’une certaine façon. Le fameux vampire de Debreckzin vécut et mourut, pour mieux dire, pendant quatre cent quarante quatre ans. Il vivrait encore si le professeur Hemzer ne lui eût plongé dans la région cardiaque un fer à gaufrer rougi préalablement au feu.
C’est là une recette bien connue et qui, au premier aspect, ne nous semble pas dépourvue d’efficacité.
La troisième gravure montrait le vrai cercueil de Faust, où il reposait peut-être depuis des siècles, gardant la bizarre permission de se relever certaines nuits, de revêtir son costume de hussard, toujours propre et fort élégant, pour aller à la chasse de Marguerite.
Faust était là, le monstre ! avec ses yeux brillants et ses lèvres humides. Il buvait le sang de Marguerite, couchée un peu plus loin.
Les gens de la noce avaient, je ne sais trop comment, découvert sa retraite. On avait apporté un fourneau de forge, on avait fait rougir une vaillante barre de fer, et le fiancé la passait à deux mains, de tout son cœur, au travers de l’estomac du vampire, qui n’avait garde de protester.
Et Marguerite s’éveillait là-bas, comme si la mort de son bourreau lui eût rendu la vie.
Voilà ce que disait et ce que contenait mon vieux bouquin en trois petits tomes. Et je déclare que les articles des recueils savants ne m’en ont jamais tant appris sur les vampires.
J’ajoute que les badauds de Paris, en l’an 1804, étaient à peu près de notre force, au bouquin et à moi : ce qui donne la mesure de ce que pouvait être leur opinion au sujet de cet être mystérieux que la frayeur publique avait baptisé : la Vampire.