La Régence de Tunis
De tous les états barbaresques qui ont été pendant longtemps des voisins si incommodes pour le midi de l’Europe, la régence de Tunis est celui qui offre les plus grands et les plus nombreux souvenirs : ce fut là que s’éleva Carthage, et ce fut de là que partirent plus tard les Arabes pour envahir l’Espagne, la Sicile et les parties les plus méridionales de la Gaule et de l’Italie. Enfin un souvenir particulier à la France, un souvenir à la fois national et religieux, se rattache pour nous à cette terre : saint Louis y mourut. Malgré tant de titres qui la désignent à notre sympathie, la régence de Tunis n’est encore cependant que peu fréquentée. Les voyageurs n’en visitent guère que la capitale, point d’arrivée de deux lignes de bateaux à vapeur, partant l’une de Marseille et l’autre de Gênes. Un séjour de cinq ans dans la régence m’a permis d’en parcourir l’intérieur dans tous les sens, et je puis dire que le beylik tunisien est la contrée du globe que je connais le mieux. Après avoir parlé avec quelque étendue de Tripoli, pittoresque marché qui unit le bassin de la Méditerranée à l’Afrique centrale[1] ; je crois donc utile de réunir ici quelques données sur un pays qui l’avoisine, et avec lequel la France a des rapports beaucoup plus intimes, soit directement, soit indirectement par l’Algérie.
Chacun connaît à peu près la charpente géologique de l’Algérie. On sait qu’elle consiste dans les deux chaînes de montagnes atlantiques, courant de l’ouest à l’est, — la première à peu de distance de la Méditerranée, qui même souvent en baigne le pied, — la seconde sur la lisière de cette autre mer de sable et de pierres qu’on appelle le grand désert du Sahara. L’intervalle entre les deux chaînes parallèles est rempli par des chaînons transversaux et par des plateaux élevés : cette région centrale est ce qu’on appelle le Tell, expression arabe qui en indique la haute position. Le littoral du nord de l’Afrique est généralement parallèle à l’équateur dans toute l’Algérie, il est même assez peu dentelé ; mais dans la régence de Tunis il change brusquement de direction et suit le méridien depuis la presqu’île du cap Bon jusqu’aux frontières de Tripoli. Il résulte de cette configuration du littoral tunisien que les deux chaînes atlantiques sont là, non parallèles, mais perpendiculaires à la mer. Celle du nord prend fin au cap Bon même, et celle du sud vers le golfe de Gabès ou petite Syrte. La large ouverture qu’elles laissent entre elles n’est autre chose que la dégradation successive et étagée des plateaux algériens du Tell, de sorte que ces deux pays, — l’Algérie et la régence de Tunis, — font partie du même système géologique, et physiquement ne forment qu’une seule et même contrée. Les bordures de ces plateaux étages se dessinent en chaînes montagneuses à directions irrégulières et souvent compliquées, et vont toujours, comme les plateaux mêmes, en s’affaissant depuis la frontière de l’Algérie jusqu’à la mer. C’est par cette frontière que nous commencerons l’exploration du territoire tunisien. Une région volcanique et montagneuse, une région maritime, une région centrale, une région saharienne, telles sont les quatre divisions principales qui nous aideront à grouper nos idées.
En parcourant la région volcanique de la régence, j’ai pu suivre une couche de calcaire marneux de plus de 200 kilomètres, qui m’a fait bien souvent penser aux belles théories de M. Élie de Beaumont sur les soulèvemens. Cette couche, je la trouvais tantôt s’étendant horizontalement sous les pieds de mon cheval dans les terrains plats et dénudés de certaines plaines, tantôt transportée sur les pics les plus élevés ; les vallées d’érosion, les gorges, les lits déchirés des torrens, m’en découvraient l’épaisseur dans leurs berges stratifiées ; enfin elle se présentait quelquefois à moi sous forme de dikes, ou murs perpendiculaires. Une petite ville nommée El-Kef peut servir de résidence et de lieu de halte au voyageur qui parcourt cette région volcanique. La route qui conduit à cette ville coupe deux lignes parallèles de ces dikes, que les Arabes appellent sour-en-nar (remparts du feu), expression aussi juste sous le point de vue descriptif que sous le point de vue géologique. Les commotions volcaniques qui les ont fait surgir du sein de la terre ont laissé bien d’autres traces encore dans le pays. La montagne sur les flancs de laquelle la ville d’El-Kef est bâtie est elle-même un ancien volcan éteint : la disposition de son sommet, que coupe la route, et des débris de coulées de lave ne permettent pas d’en douter. La tradition locale a conservé le souvenir de cette origine. Le lendemain de mon arrivée au Kef, dans une visite que je fis au cadi de cette ville, qui me parut un homme assez éclairé, je lui communiquai mes observations et la conclusion que j’en tirais pour l’existence d’un ancien volcan dans la montagne dont nous avions le sommet au-dessus de nous : il me répondit que c’était un fait incontestable et si bien établi, que la ville avait porté autrefois le nom de Chekeb-en~Nar (les crevasses de feu).
Le Djebel-Zerissa, à 50 kilomètres au sud-ouest d’El-Kef, est encore un ancien volcan, qui paraît ne s’être éteint qu’à une époque beaucoup moins reculée. Le fond de son cratère est maintenant bien uni et couvert d’un épais et frais gazon. Les coulées de lave sont nombreuses, et l’on dirait qu’elles viennent seulement d’être vomies par les entrailles de la terre. Dans la plaine des Zeralma, qui est au-dessous de la montagne, existe un tronçon de voie romaine tout pavé de cette même lave[2]. L’existence de ces volcans africains sur le prolongement de la zone de ceux de la Sicile, des Lipari, du royaume de Naples, est un fait géologique important qui méritait d’être signalé.
La ville d’El-Kef, l’antique Sicca-Veneria, est le siège d’un gouvernement considérable, qui du côté de l’ouest touche à l’Algérie. C’est par ce district que la Medjerdah, qui est le Bagrada des anciens, entre sur le territoire de la régence de Tunis, en quittant celui de l’Algérie. Ce cours d’eau est la rivière la plus considérable de la Barbarie, bien qu’il ne soit point navigable. La vallée qu’il parcourt est belle, large et extrêmement fertile ; elle le serait encore plus, si la Medjerdah n’avait pas un lit aussi encaissé, ce qui rend cette rivière à peu près inutile pour l’arrosage des terres. Il serait facile d’obvier à cet inconvénient par des barrages semblables à ceux que depuis la conquête on a élevés dans plusieurs rivières de l’Algérie ; mais le gouvernement tunisien songe peu à ces sortes d’améliorations. Vers la fin du XVIIe siècle un bey, meilleur administrateur que les autres, fit cependant construire à Tebourba un magnifique pont qui servait de barrage au moyen d’un système d’écluses. Malheureusement les vannes de ces écluses ont depuis longtemps disparu, et le pont n’est plus qu’un pont ordinaire. Si les eaux de la Medjerdah étaient utilisées pour l’agriculture, ce serait vraiment quelque chose de prodigieux que la fécondité du bassin de l’antique Bagrada, car dans l’état actuel du sol cette fécondité est déjà admirable. C’est bien la ferax Africa. Il est bon de remarquer, à ce propos, que les Arabes appellent cette contrée Ferikia, en y comprenant le district également très fertile de Badja, au nord de la Medjerdah, entre cette rivière et la mer. Cette partie septentrionale de la régence de Tunis est en outre abondante en minerais de fer et de plomb, dont deux mines sont exploitées, et en magnifiques forêts, dont quelques-unes sont les plus belles que j’aie vues de ma vie. La position maritime de Tabarka serait très convenable pour l’exportation des beaux bois de construction qu’on pourrait en tirer. Bizerte, qui est un port considérable, en est trop éloigné. Rien n’est gracieux comme la position de cette petite et jolie ville de Bizerte, bâtie sur le canal qui met en communication avec la mer deux lacs conjugués, à l’extrémité desquels s’élève une autre ville, Mater, entourée d’une campagne très riche. Ghar-el-Mélah, que les Européens appellent Porto-Farina, est également une très gracieuse localité.
Nous sommes insensiblement descendus de la région volcanique à la région maritime, et la vraie capitale de celle-ci, comme de toute la régence, est Tunis. On remarque à Tunis de somptueux monumens et de beaux quartiers ; mais l’ensemble n’a rien d’attrayant. La campagne en est poudreuse et aride, excepté sur quelques points, tels que le village de l’Ariana, le quartier appelé la Marsa, sur les bords de la mer, et la colline sur laquelle est situé le village de Sidi-Bou-Saïd. C’est entre cette colline et la Goulette que sont situées les ruines de Carthage. Toutes les villes du littoral tunisien au sud du cap Bon, telles que Nabel, Hammamet, Soussa, Monestir, Mahédia et Sfax, sont assez florissantes. Il s’y fait un immense commerce d’huile, surtout à Soussa, centre du Sahel, qui n’est qu’une vaste forêt d’oliviers, renfermant plus de cent villages ou bourgs, dont quelques-uns, pour l’étendue de leur population, pourraient bien prendre le nom de villes. Un de ces villages en effet, Msaken, compte dix mille habitans.
En face de Sfax sont les îles Kerkennah, dont la plus grande est la Cercinna des anciens. La destinée de cette localité a été de servir de refuge aux victimes de la politique et d’être un lieu d’exil pour celles de l’amour. C’est à Cercinna qu’Annibal se retira, fuyant sa patrie, après s’être embarqué à la tour qui porta son nom, et c’est de là qu’il partit pour se rendre auprès d’Antiochus. Marius, chassé d’Italie, y trouva un asile, et ce fut le lieu de déportation de Sempronius Gracchus, un des nombreux amans de Julie, fille d’Auguste. Aujourd’hui on y relègue les filles publiques qui ont eu des démêlés avec la police tunisienne. Ces malheureuses y sont jetées sans ressources, et y vivent comme elles peuvent. On les voit souvent parcourir le rivage avec les lambeaux de leurs costumes à couleurs voyantes, pour chercher des coquillages, dont elles sont réduites à se nourrir lorsque la charité ou le libertinage des habitans ne leur vient point en aide[3]. Depuis qu’on ne noie plus pour adultère, on envoie aussi à Kerkennah, sur la plainte des maris outragés, les femmes coupables ou trop tendres qui, dans un autre temps, auraient subi un sort plus rigoureux.
Dans la région centrale du territoire tunisien s’élève la ville de Kairouan, qui a été l’une des plus célèbres cités de l’islamisme et qui jouit encore d’une grande réputation de sainteté. Il était autrefois interdit aux chrétiens d’y pénétrer. Elle fut bâtie, par Okba, et fut le siège du vaste gouvernement qui s’étendit bientôt jusque sur l’Espagne. Lorsque l’Afrique se sépara de l’empire des califes de Bagdad, elle fut la capitale des premières dynasties indépendantes qui y régnèrent. Elle partagea ensuite cet honneur avec Mahédia ; mais elle le perdit entièrement sous les Beni-Hafz, qui s’établirent à Tunis. Aujourd’hui Kairouan ne compte pas plus de douze à quinze mille habitans.
Rien n’est plus désolé que le pays qui s’étend de cette région centrale à Gafsa, située sur la lisière du Djérid, c’est-à-dire du Sahara. Il est traversé par de nombreux torrens, dont le cours vagabond et désordonné en ravage et dénude le sol d’une façon déplorable. Cependant les nombreuses ruines qu’on y rencontre prouvent que sous la domination romaine, il a dû être florissant et bien peuplé. Maintenant ce serait en quelque sorte une terre à refaire, et il est douteux que la meilleure administration en vînt à bout. Ce que dit M. P. de Tchihatchef de quelques parties de l’Asie-Mineure convient on ne peut mieux à cette portion de la régence de Tunis[4]. Gafsa est une assez agréable petite ville, bâtie à l’entrée d’une vallée conduisant dans le Djérid, qui passe pour la plus belle partie du Sahara, lequel a non-seulement la grandeur de ses admirables horizons, mais aussi de loin en loin les ombrages contrastés de ses oasis. Dans le Djérid, les deux plus gracieuses de ces îles de l’océan de sable sont Touzer et Nefta, qui sont vraiment des paradis terrestres. Toutes les productions végétales de l’Afrique et de l’Europe y croissent avec une vigueur luxuriante, sous la fécondante influence de la chaleur et de l’eau. Cette eau n’est pas d’ailleurs, comme dans un trop grand nombre d’autres localités, de l’eau de puits péniblement arrachée aux entrailles de la terre ; elle est fournie par de belles sources un peu thermales, qui forment une petite rivière poissonneuse pour chaque oasis. L’arbre le plus répandu dans ces localités est naturellement le palmier, qui produit la les meilleures dattes du monde. J’ai pu en suivre la culture et en étudier les amours, car on connaît le privilège de ce végétal dioïque.
Félix arbor amat : nutant ad mutua palmae
Fœdera.
On sait aussi que les amours du palmier sont dirigés par l’industrie agricole au moyen d’un procédé souvent décrit, et qui, rendant un mâle suffisant pour un grand nombre d e femelles, permet de consacrer à celles-ci la plus grande partie du terrain.
Le Djérid exporte chaque année une très grande quantité de dattes en échange du blé dont il a besoin, et qu’il ne produit pas. Cette grande opération commerciale se fait au printemps, à l’époque de la tournée du bey du camp[5]. Il y a quelques années qu’il se faisait par l’oasis de Nefta un commerce assez important avec l’Afrique centrale ; mais il est considérablement réduit depuis l’époque où le bey Ahmed a aboli la traite, des nègres. Nefta est peu éloignée de Souf, qui est la plus orientale des oasis du Sahara algérien, et communique avec Ghadamès par une ligne de onze étapes dans le désert. Le grand lac salé du Djérid appartient au système de ces grandes sebkha ou amas de sel, dont la ligne s’étend jusqu’à l’Océan et commence à la petite Syrte ou golfe de Gabès, vers la localité appelée Tref-el-ma. Ma pensée a toujours été, depuis que j’ai visité ces contrées, que la mer pénétrait autrefois par la dans l’intérieur du continent africain, où elle formait un grand bassin communiquant à l’Océan vers le cap Bogador. Le fond soulevé de ce bassin forme maintenant le grand désert, et le pays situé entre ce désert et la Méditerranée, comprenant la plus grande partie de la régence de Tunis, l’Algérie et j’empire de Maroc, aurait été la fameuse Atlantide de Platon.
Le pays situé au sud de Tref-el-ma est une contrée assez agréable qu’on appelle l’Arad. Il est compris entre la mer et une chaîne de montagnes au-delà de laquelle est le désert, et qui se rattache aux montagnes de Tripoli. La principale des localités de ce district est Gabès. Ce nom ne désigne pas une ville, mais une réunion de bourgs ou villages, dont le plus considérable, appelé Djarah, est le chef-lieu de l’Arad. Tous ces villages sont entourés de vergers, de jardins ravissans, et la rivière qui les arrose a, par la beauté et le peu de longueur de son cours, beaucoup d’analogie avec le Loiret. L’Arad formait dans l’antiquité une province qu’on appela Emporia (les marchés), ce qui en indique l’importance commerciale et agricole ; aussi les Carthaginois ne tardèrent pas à l’occuper. Le sol de l’Arad est léger, très fertile et tellement près de l’eau, qu’il suffit presque partout de le creuser de quelques pieds pour en faire jaillir des sources abondantes. La sonde artésienne y ferait merveille et rendrait l’Arad un des plus riches cantons du monde.
À l’est de Gabès est l’île de Djerbah, un des plus beaux fleurons de la couronne tunisienne[6]. Elle compte quarante mille habitans, tous de la secte des khouamès, honnêtes et laborieux. C’est, relativement à son étendue, le pays le plus peuplé de la régence de, Tunis. Djerbah produit plusieurs espèces de fruits, y compris des dattes médiocres, de l’orge, peu de blé, mais beaucoup d’huile d’excellente qualité. On y fabrique de belles étoffes de laine et de soie ainsi que de la grosse poterie ; enfin on y pêche des éponges comme à Sfax et à Kerkennah. Cette île forma quelque temps, aux XIIIe et XIVe siècles, avec Kerkennah, une principauté appartenant à la famille du fameux Roger de Loria, qui en avait fait la conquête. En. 1560, les Espagnols, commandés par le duc de Médina-Celi, y éprouvèrent un grand désastre maritime. Une garnison de mille hommes, qu’ils avaient mise dans le château de l’île dont ils s’étaient emparés, s’y maintint après la perte de la flotte, et y arrêta pendant longtemps une armée de quarante mille Turcs. Lorsque ces braves gens eurent épuisé leurs vivres, ils firent une sortie furieuse sur le camp ennemi et périrent à peu près tous. On construisit avec leurs héroïques restes un ossuaire qui existe encore. Il avait été question dans un temps d’en demander la disparition au bey de Tunis ; mais il eût été regrettable qu’on accédât à cette demande, car ce monument funèbre est infiniment plus glorieux pour les vaincus que pour les vainqueurs.
On sait du reste que les Espagnols ont occupé plus ou moins longtemps dans le XVIe siècle tous les points de quelque importance du littoral tunisien. La grande expédition de Charles-Quint sur Tunis, en 1535, est surtout un fait historique des plus populaires. Après avoir remis Muley-Hassen sur le trône, les troupes espagnoles établirent seulement garnison à la Goulette ; mais en 1573 don Juan d’Autriche fit aussi occuper Tunis. Ce fut pour bien peu de temps, car l’année suivante les Turcs, conduits par Sinan-Pacha, en chassèrent les chrétiens, et tout le pays devint un pachalik de l’empire ottoman. Bientôt cependant les troupes turques méconnurent l’autorité de la Porte, chassèrent leur pacha et se constituèrent en république militaire administrée par un sénat ou divan composé de trois cents membres désignés sous le nom de deys (oncles). Cet ordre de choses ne dura que dix ans, car Othman, le plus habile de ces deys, annula bientôt tous les autres et devint le seul maître. Il fit administrer les Arabes par un bey qui lui resta toujours soumis ; mais les successeurs de ce bey usurpèrent graduellement le pouvoir suprême sur ceux d’Othman, qu’ils réduisirent à ne plus être que des officiers municipaux à leur nomination, tandis que l’emploi de bey, devenant héréditaire, constitua une véritable souveraineté sous la suzeraineté purement nominale de la Porte. Telle est la constitution politique actuelle de la régence de Tunis, dont les relations avec les gouvernemens étrangers, tant dans la paix que dans la guerre, sont celles d’un état complètement indépendant.
Cet état est séparé sur le littoral, de la Tripolitaine par le lac des Bibans ou des Portes, ainsi nommé à cause des nombreux canaux ou portes qui le font communiquer avec la mer. Le lac des Bibans était connu des anciens sous le nom d’Hécatompyle ou les Cent-Portes. Les Tunisiens ont à l’entrée principale du lac un petit et mauvais château bâti sur un îlot, voisin d’une longue et étroite langue de terre où tous les ans accourent au printemps, de toutes les montagnes environnantes, des troupeaux de mouflons attirés probablement par quelque herbe qui les affriande. Les Arabes appellent cet animal begar-el-houach (bœuf sauvage) ou arou, nom qui peut être une corruption du mot latin aries.
Quand on considère les nombreuses ruines de villes antiques qui couvrent le sol tunisien et attestent son ancienne prospérité, on se sent disposé à quelque confiance dans l’avenir de la régence, si ce pays est administré un jour comme il aurait besoin de l’être, car le mal qui est résulté d’un long abandon ne serait très difficile à réparer que dans la région désolée comprise entre Kairouan et Gafsa. Je ne pense pas qu’il y ait nulle part autant de restes matériels du monde romain que sur cette terre, dont la dépopulation est une garantie de conservation pour les débris du passé. Ces débris sont d’ailleurs plus remarquables par leur nombre que par leur valeur architectonique. Après le magnifique cirque d’El-Djem,.le temple de Suffetula et quelque chose de celui de Douga, il n’y a rien dans tout cela de bien précieux sous le rapport de l’art ; mais tout est grand et annonce la puissance.
Le docteur Shaw, Peyssonnel et le fameux voyageur Bruce dans le dernier siècle, le comte Borgia, le capitaine Falbe et sir Grenville Temple dans celui-ci, ont étudié avec plus ou moins d’étendue et de succès l’archéologie de la régence de Tunis. Venant après eux et fixé dans le pays par des fonctions publiques, j’ai eu tout le temps et les moyens de voir ce qu’ils avaient vu, et de plus de découvrir beaucoup de ruines dont l’existence leur était restée cachée. Je citerai dans ce nombre les restes d’une ville dans laquelle une inscription très nette fait reconnaître une colonie romaine portant le nom de Salins Mussipianus, dont ne fait mention aucun écrivain de l’antiquité ; une autre plus grande, dont rien n’indique le nom ancien et que les Arabes désignent sous celui de Medeina ; les vastes décombres de Zian, dans l’Arad, où je trouvai plusieurs statues mutilées qu’à ma demande le bey nous concéda ; enfin les ruines de la fameuse Thala de Marius, au milieu d’une forêt de gommiers, qu’aucun voyageur n’a signalées avant moi.
Une espèce de ruines que je m’attendais peu à trouver dans le pays de Tunis, ce sont des ruines druidiques, des pierres levées, telles qu’on en voit sur plusieurs points de la France, surtout en Anjou et en Bretagne. La localité où se rencontrent ces ruines, appelée Kissera, avait été occupée, comme l’atteste une inscription, par une légion levée dans les Gaules. Ces monumens druidiques retrouvés en Afrique me rappelèrent que, plus de vingt ans auparavant, j’avais visité dans la forêt de La Haye, non loin de la route qui conduit de Nancy au Pont-Saint-Vincent, l’emplacement d’un camp romain autrefois occupé par une légion africaine, et qui avait gardé le nom d’Africa.
Les quatre régions, volcanique, maritime, centrale et saharienne, nous ont montré dans ses traits essentiels la physionomie du territoire tunisien. Pénétrons maintenant dans les diverses classes de la société qui l’occupe. Le gouvernement d’abord et ses relations avec la France, puis les populations qu’il gouverne, enfin les ressources dont il dispose doivent appeler successivement notre attention.
Nous avons dit comment la conquête turque, effectuée dans le XVIe siècle par Sinan-Pacha, produisit, après un certain nombre de transformations, le petit état barbaresque connu des Européens sous la dénomination de Régence de Tunis. Une chose à remarquer surtout dans la série de ces transformations, c’est la manière dont les deys d’origine turque furent supplantés par les beys, de qui l’autorité avait quelque chose de plus local, de plus indigène, et par conséquent était plus sympathique aux populations arabes. Ce fut aussi avec l’appui des Arabes, qu’il commandait sous un pacha turc, que le chef de la dynastie des Caramanli assit d’une façon souveraine son pouvoir à Tripoli. Aussi ces deux états étaient-ils plus arabes que turcs, contrairement à ce qui se passait sur le territoire d’Alger, où l’autorité, quoique également indépendante de la Porte, ne sortait jamais des mains des membres d’une milice toute turque et formant une aristocratie militaire à l’instar des mamelucks d’Égypte. Tant que la lutte avait duré entre les deys et les beys de Tunis, les derniers avaient montré beaucoup de déférence à la Porte-Ottomane, dont les autres se montraient fort indépendans ; mais lorsque les beys eurent pris le dessus, il s’opéra dans les dispositions des uns et des autres un revirement qui fut la conséquence naturelle du changement de leurs positions réciproques, c’est-à-dire que les deys affectèrent à leur tour l’indépendance, et que les beys et la milice turque, dont ils continuaient à être les chefs, furent conduits à invoquer l’appui de Constantinople. Ces dispositions se combinant avec des rivalités de succession dans la famille des beys qui règne encore aujourd’hui, des guerres civiles cruelles affligèrent la régence de Tunis dans le dernier siècle, et donnèrent prétexte au dey d’Alger d’intervenir dans les affaires de ce pays, qu’il rendit même tributaire. Enfin Hamouda-Pacha, un des plus habiles princes qui aient régné à Tunis, secoua, il y a une quarantaine d’années, le joug des Algériens et en finit avec la milice turque, qui avait fait trop souvent cause commune avec eux. Cette troupe, exaspérée des amoindrissemens de privilèges que le bey lui imposait chaque jour, se révolta et s’empara de la citadelle ou casbah de Tunis, où ce prince les assiégea. Au bout de quelques jours, les révoltés, réduits aux abois et craignant une prise d’assaut, sortirent la nuit de la forteresse du côté de la campagne que le bey avait laissé libre à dessein, avec l’intention de gagner les états algériens ; mais ils furent en grande partie massacrés par la cavalerie arabe qui fut envoyée à leur poursuite[7]. Hamouda forma de ce qui en resta une milice nouvelle, réduite maintenant à bien peu de chose. Quant au dey ou doulatli, comme il était aussi appelé, confiné dans de basses fonctions et révocable par le bey, qui le nomme comme tous les autres fonctionnaires, il n’est plus guère qu’une ombre qui n’a de réel que quelques coups de bâton qu’il donne et quelques piastres qu’il reçoit. Cependant telle est la force de l’habitude, que le bey continua assez longtemps à lui faire la première visite à la fête du beïram. La destruction de la milice turque fut le dernier coup porté à la domination de Constantinople dans la régence de Tunis, qui peut être considérée comme étant de fait aussi indépendante de la Porte que l’empire du Maroc lui-même. Néanmoins la suzeraineté du grand-seigneur y est reconnue en droit, mais plutôt sous le point de vue religieux que sous le point de vue politique.
Le gouvernement tunisien est maintenant le plus simple et le moins embarrassé de rouages qui se puisse voir. Il n’est question la ni de hatti-chérif de Gulhané ni de tanzimat. Le bey-pacha fait tout, ou du moins est censé tout faire. Les gouverneurs de province, — outhans, — correspondent directement avec lui. On peut même dire qu’il n’a pas de ministres. On voit bien cependant à sa cour quelques personnages que l’on pourrait prendre pour des ministres, tels que le sahab-taba où garde du sceau, l’aga ou chef des troupes, le krasnadar ou trésorier ; mais ces gens-là sont sans autorité réelle, puisque les fonctionnaires des administrations qu’ils semblent diriger sont en rapport direct avec le souverain. Dans un gouvernement ainsi organisé, il est clair que le personnage le plus réellement influent auprès du bey ne peut être que celui qui est chargé de sa correspondance, c’est-à-dire le premier secrétaire ou bach-kateb. Le premier drogman, qui est habituellement un chrétien et qui en cette qualité est l’intermédiaire entre le bey et les représentans des puissances européennes, exerce aussi nécessairement une influence considérable dans les affaires diplomatiques. Ce poste est occupé aujourd’hui par un Génois, M. Raffo, que l’on a souvent vu à Paris, où on l’a considéré a tort comme le ministre des affaires étrangères ou reis-effendi du bey de Tunis.
La petite cour de Tunis étale un faste qui n’est pas tout à fait en rapport avec la médiocrité de ses revenus. On y voit une foule d’officiers du palais et une multiplicité de domestiques inférieurs, dont les vêtemens, trop rarement renouvelés, montrent trop souvent autre chose que la corde. Les châteaux du bey sont nombreux, mais médiocrement entretenus. Le fameux pococurantisme reproché aux Italiens, et qui est aussi le péché des musulmans, s’y fait partout remarquer par ce mélange de luxe et de misère, de parfums et de gaietés, de marbre et de planches de sapin, d’or et de fer-blanc rouillé, que l’on rencontre chez tous les grands de l’islam, depuis le Maroc jusqu’aux rives du Gange. Le bey se tient le plus souvent au Bardo, grande habitation qui renferme de riches et belles parties, située à une lieue de la ville, où s’élève un autre palais que le bey n’habite guère qu’à l’époque des fêtes religieuses. Un troisième château, où il va assez souvent, existe à la Goulette ; mais c’est peu de chose. On en compte un quatrième, assez agréable, dans la banlieue de Tunis, à la Manouba, et dont le dernier bey a fait une caserne de, cavalerie ; un cinquième, fort grand et qu’on laisse périr faute de soin, à Hammam-el-Lif, au bord de la mer, dans une jolie situation ; enfin un sixième, bâti par le même bey, qui y a dépensé gauchement et, sans goût des sommes immenses, à Mamoudia, dans une assez triste position.
Administrativement et politiquement, la régence de Tunis se divise en outhans ou caïdats, dont les uns sont territoriaux et les autres composés de tribus à tentes. Tous les caïds correspondent directement, comme je l’ai dit, avec le bey. Il en est de même, et à plus forte raison, des kaïa, qui sont les commandans supérieurs des forces irrégulières, les seules qui existassent avant l’établissement du nizam-el-djedid[8], Ces kaïa, au nombre de quatre, résident à Gabès, Kairouan, Bizerte et El-Kef ; ils peuvent réunir à leurs fonctions militaires celles de caïd. La réunion des forces irrégulières est ce qu’on appelle le makhsen, comme en Algérie. Le makhsen se compose : 1° d’un petit noyau de vieux Turcs ou fils de Turcs ; 2° de zouaoua ou zouaves, venus originairement des tribus kabaïles de l’Algérie et maintenant dispersés sur divers points de la régence, où ils s’adonnent à différentes professions, même à celle de domestique, lorsqu’ils ne sont pas requis de marcher ; 3° des ousselatia, qui sont les descendans des anciens habitans du Djebel-Ousselat, que les beys ne purent réduire qu’en les dispersant ; 4° de spahis choisis dans les tribus, où ils jouissent de plusieurs privilèges[9] ; 5° des ambas, qui sont des spahis plus particulièrement attachés à la personne du bey ; 6° enfin de tous les cavaliers des tribus dites du makhsen, dont la principale est celle des Drides ; commandée par un chef qui réside dans la plaine d’Elsers, au milieu d’une magnifique smala. C’est avec ces forces que tous les ans, au printemps et en automne, le bey du camp fait deux tournées, l’une au midi et l’autre au nord. J’ai eu l’honneur d’être deux fois dans ces expéditions l’hôte du bey Mohammed, actuellement régnant, qui était alors bey du camp, et j’ai pu remarquer son caractère sage et conciliant sa courtoisie pour les étrangers et son adresse comme cavalier et comme chasseur.
Il est hors de doute que les forces irrégulières que commande le bey du camp suffisent à tous les besoins du gouvernement tunisien. Cependant le dernier bey avait imposé au pays un état militaire régulier, hors de proportion avec ses ressources. En effet, une armée permanente de vingt mille hommes, prise sur une population dont le chiffre ne dépasse pas de beaucoup huit cent mille, équivaut à une armée de neuf cent mille hommes en France. Or c’est là une charge que notre pays aurait de la peine à supporter, et qui, à Tunis, écrase l’agriculture et l’industrie. Sous le point de vue de la défense, elle est inutile, car l’indépendance tunisienne est garantie par nos intérêts algériens du côté où elle pourrait être menacée, et nous n’en avons aucun à chercher à la détruire pour notre compte : ce que nous possédons déjà de l’Afrique nous suffit amplement. D’ailleurs, si nous voulions agir autrement, ce ne sont pas certes les vingt mille hommes de troupes soi-disant régulières du bey qui nous arrêteraient.
Le gouvernement tunisien n’a pas fait pour sa marine les mêmes dépenses que pour son armée régulière de terre. Ses forces navales consistent en deux corvettes, un brick, un bateau à vapeur donné par la France en échange d’une remonte de cavalerie, et une frégate encore sur le chantier, quand je quittai le pays, et que l’état du canal de la Goulette, obstrué par négligence, ne permettait pas de lancer à la mer. Tout cela était placé sous la direction d’un officier français, l’excellent commandant Médoni mort il y a peu de temps et vivement regretté de ses nombreux amis. C’est là qu’en sont réduits les arméniens maritimes d’un état si redoutable autrefois au commerce européen, et hâtons-nous de dire qu’il n’a nul besoin d’en avoir davantage. Quoique Tunis ait été, dans le XVIIe siècle, l’état barbaresque d’où partaient le plus de corsaires, et que nous ayons eu quelquefois à cette époque maille à partir avec eux, il est à remarquer que les hostilités ne furent jamais très sérieuses entre la France et les Tunisiens. Il est vrai que ceux-ci, dans deux circonstances où nous avions le plus à nous plaindre d’eux, en 1685 et 1729, et où nous étions le plus décidés à les traiter en toute rigueur, furent éclairés par l’exemple fait sur Tripoli, et se soumirent à nos justes demandes de réparation, sans attendre l’emploi de la force. En 1740, la guerre éclata pour une misérable affaire de femme et une susceptibilité de notre consul. Cette guerre, de peu de durée et peu vivement poussée, entraîna cependant la ; perte de l’établissement qu’avait au cap Négro la compagnie d’Afrique, comme annexe de La Galle ; elle causa aussi la perte de la petite colonie génoise de Tabarka. Cette île était la propriété de la famille Lomellini, qui était en négociation pour la vendre à la compagnie d’Afrique au moment de la rupture entre nous et Tunis. Le bey, craignant d’y voir arriver les ; Français, devenus ses ennemis, s’en empara et en transporta les habitans à Tunis, où leurs descendans, toujours désignés sous le nom de Tabarkins, vivent de nos jours sous la protection du consul de Sardaigne[10].
Notre bon accord avec les Tunisiens fat troublé en 1798 par l’expédition d’Égypte, mais plus en apparence qu’en réalité. Le bey dut paraître se déclarer contre nous dans une cause qu’on lui disait intéresser tout l’islamisme, et il céda aux sollicitations de la Porte ; mais il ne se prononça qu’avec modération, et dès qu’il le put, il renoua avec la France par un armistice du 26 septembre 1800, suivi du traité du 26 mars 1802, qui renouvela celui de 1742. Ce traité fut modifié en 1824 dans ses dispositions commerciales, puis remplacé par celui du 8 août 1830, qui, signé sous la salutaire influence de la prise d’Alger, nous fut encore plus favorable. Ce fut à cette époque que Tunis nous concéda, aux ruines de Carthage, le terrain où mourut Louis IX, et où nous avons élevé une chapelle à la mémoire du grand et saint monarque Peu de temps après la signature du traité de 1830, le général Clauzel, qui commandait en Algérie, entama avec le bey une négociation dont le but était la cession à des princes de sa famille des provinces d’Oran et de Constantine, moyennant un tribut annuel d’un million de francs par province. Le bey se prêta avec empressement à cet arrangement, et des conventions furent signées dans ce sens entre lui et le général Clauzel ; mais le gouvernement français ayant refusé de les ratifier, elles n’eurent pas d’autre suite. C’est là le dernier incident de quelque importance que nous ayons à noter dans l’histoire des relations du gouvernement tunisien avec la France.
Voyons maintenant quelles sont les relations de ce gouvernement avec les populations mêmes qui habitent la régence. Parmi ces populations, on en peut distinguer de nomades, presque toujours plus pastorales qu’agricoles, et d’autres sédentaires, plus agricoles que pastorales. Les premières vivent dans les plaines, les secondes dans les montagnes et autour des grands centres urbains. Les populations des plaines sont peut-être un peu plus querelleuses et plus adonnées au brigandage que celles de Tripoli, placées dans les mêmes conditions ; les autres n’ont peut-être pas tout à fait le même degré de moralité que leurs analogues du sud, mais, à tout prendre, il y a dans cet ensemble de fort bons élémens, parfaitement capables de former un excellent peuple, digne d’être plus sagement administré qu’il ne l’a été jusqu’à présent. Ce n’est pas que la bonne volonté ait toujours manqué aux gouvernans. Le bey Ahmed, par exemple, mort en 1855, était animé des meilleures intentions, mais les guides sûrs et désintéressés lui ont presque continuellement fait défaut. Porté par son caractère bienveillant à des générosités excessives et trop souvent déplacées, épris d’une passion extrême pour les réformes militaires et les parades, il ne sut jamais proportionner ses dépenses à ses recettes, et fut constamment à la merci de traitans rapaces qui lui faisaient manger son fonds et dévoraient ses revenus, en écrasant ses sujets sous les avanies fiscales les plus odieuses et les plus étranges. Aussi, pendant que le peuple et le prince marchaient réciproquement vers leur ruine, on voyait s’élever à Tunis de gigantesques et scandaleuses fortunes. Le centre du pays se dégarnissait d’une foule de familles laborieuses qui allaient demander asile aux tribus plus indépendantes des extrémités. De ces tribus, les unes, comme les Kromir au nord, les Ouderna au sud, sont complètement soustraites de fait à la domination tunisienne ; d’autres, qui sont celles de l’ouest, qu’administre le kaïa ou gouverneur d’El-Kef, jouissent de divers privilèges qui leur procurent une existence supportable. Elles paient un impôt unique, sorte d’abonnement qui les met à l’abri des rapines et des vexations des agens du fisc tunisien. Lorsque je visitai ce pays, le kaïa d’El-Kef, qu’on appelle aussi kaïa de la Rakba, était Sidi Salah-ben-Mohammed, dont je reçus une très noble hospitalité. C’était un personnage fort important et fort riche, qui vivait avec beaucoup d’éclat. J’avoue en toute humilité n’avoir jamais couché sous des lambris si dorés, ni entre des rideaux si chamarrés, que chez ce digne homme, que sa bravoure, son activité et sa grande finesse dans les affaires avaient fait surnommer par les Arabes le « diable du midi » (chitan-el-gheilah) ; c’était, à tout prendre, un fort bon diable, juste et très aimé des populations d’El-Kef. Sidi Salah-ben-Mohammed donna un jour une assez fine leçon d’administration au bey Ahmed, qui régnait alors. Ce prince l’avait mandé à Tunis, et comme il y était arrivé avec une extrême promptitude, le bey lui en témoigna son étonnement. — Sidi, répondit Salah-ben-Mohammed, autrefois je mettais en effet quatre jours pour venir du Kef ; mais depuis quelque temps tout ce qui est hors de chez moi se dépeuple si prodigieusement, que pour trouver des poules à manger j’ai été obligé de doubler les étapes.
Bien que les Arabes de la Rakba ne soient pas trop foulés, il s’en trouve qui, pensant qu’il y a encore quelque chose de mieux que de payer peu, et que ce quelque chose est de ne rien payer du tout, se placent de manière à passer sur le territoire algérien lorsque le kaïa leur demande de l’argent, et à revenir sur le territoire tunisien lorsque ce sont les Français qui en exigent. Étant un jour dans le camp du « diable du midi, » qui faisait une tournée fiscale ; j’assistai à un petit combat livré par ses troupes à des contribuables récalcitrans qui étaient, si je ne me trompe, les Ouchlata. Après l’échange de plusieurs coups de fusil, deux hommes tués et quelques blessés, ils vinrent à résipiscence, et payèrent la somme qu’ils devaient. Le kaïa leur ayant fait quelques reproches sur leur rébellion et leur folie, ils dirent pour s’excuser qu’ils s’étaient crus Français. — Parbleu, dit le kaïa, il est bien singulier que cette idée ne vous vienne que quand je vous demande de l’argent ; mais au surplus voilà un consul de France, informez-vous auprès de lui de ce que vous êtes. -— Prenant alors la parole, je leur demandai pourquoi, s’ils se croyaient Français, ils étaient allés attaquer, l’année précédente, les troupes du général Randon[11], qui leur avait donné une leçon dont ils devaient se souvenir. Ils sourirent et ne répondirent rien. Le lendemain, faisant route avec quelques-uns d’entre eux, je leur dis que j’étais étonné qu’ils eussent pris les armes pour la somme modique réclamée par Salah-ben-Mohammed. Ils confessèrent que leur contribution était en effet très peu de chose, mais ils me firent observer que s’ils la payaient trop facilement, on pourrait bien être tenté de l’augmenter. Ensuite ils ajoutèrent qu’il serait honteux à des montagnards de payer avant d’avoir « fait parler la poudre. » Chacun a son genre de point d’honneur ; celui des fellahs d’Égypte est de ne pas payer sans avoir reçu un nombre convenable de coups de bâton. Les habitans du littoral tunisien sont certainement ceux de tous les Barbaresques qui approchent le plus de la civilisation européenne. Ils sont naturellement gais et polis, assez amis du plaisir et faciles à contenter. Un gouvernement tant soit peu convenable aurait vraiment peu de chose à faire pour les rendre heureux. La ville de Tunis étant peuplée d’ulémas ou de docteurs de la loi, lecteurs assidus du Coran et de ses éternels commentaires, croyans durs et exclusifs par profession, il y règne encore un certain fanatisme, qui dans bien des esprits n’est plus qu’une rigidité hypocrite ; mais dans les autres localités, domine une grande tolérance et même une sorte d’indifférence, qui approche fort de l’incrédulité. J’ai même connu, dans un bourg du sahel de Soussa, une espèce de voltairien qui affichait ouvertement son scepticisme ; il est vrai qu’il avait la précaution, ainsi que notre Rabelais, de l’abriter derrière la bouffonnerie. Cet homme avait perverti un pauvre capucin de notre mission catholique à force de se moquer, dans les conversations qu’il avait avec lui, de son vœu de chasteté. Le malheureux moine vint un beau jour le trouver, lui déclarant qu’il voulait se faire musulman, se marier et vivre auprès de lui ; mais le sceptique, se moquant encore plus de son changement qu’il ne s’était moqué de ses scrupules, lui dit qu’il était absurde d’abandonner une erreur pour en adopter une autre, et refusa de se mêler de ses affaires. Le moine renégat partit pour l’Europe, où il se fit protestant.
Douce et naturellement honnête, la population agricole de la régence de Tunis ignorerait à peu près complètement le vol, si les soldats des troupes régulières du pays, pour qui la vie de caserne ne paraît pas être une aussi bonne école qu’elle l’est chez nous, ne ternissaient un peu cette innocence patriarcale quand ils rentrent dans leurs foyers. Ce que nous disons de la probité des Tunisiens ne peut malheureusement s’appliquer à leurs mœurs, dans le sens que comporte plus ordinairement ce mot. On sait que la chasteté n’est nulle part la qualité dominante des musulmans, mais on croit peut-être un peu trop que la manière dont vivent les femmes chez eux est une barrière efficace contre une trop grande licence : c’est une erreur. Les filles se marient généralement si jeunes, qu’elles n’ont guère le temps de faillir avant le mariage ; mais, une fois mariées, elles ont d’autant plus de propension à le faire, que la gêne officielle où l’on cherche à les tenir, le peu de confiance qu’on leur montre les affranchit de tout scrupule. Il leur semble qu’en trompant la vigilance du mari, elles rentrent dans leurs droits naturels. J’aborde une question délicate ; mais enfin il est possible de traiter avec convenance toute sorte de sujets, et la condition des femmes touche de trop près aux intérêts essentiels de la société musulmane pour que je m’abstienne d’en parler ici avec quelque liberté. On aurait grand tort de croire que la jalousie proverbiale des Orientaux les mette à l’abri des disgrâces conjugales. On pourrait soutenir au contraire, sans trop de hardiesse, que dans les pays musulmans les infractions au pacte conjugal sont plus nombreuses qu’ailleurs. Une fois les obstacles matériels surmontés, et ils sont toujours surmontables, tout est dit. Il n’y a pas de combat à livrer contre les scrupules et les principes de créatures sensuelles qui n’en ont aucun. Dans les villes, la peste des ménages est la Juive revendeuse à la toilette. C’est par elle que s’ourdissent toutes les intrigues amoureuses, et Dieu sait si elles sont nombreuses dans la classe moyenne, ce que nous appelons la bourgeoisie. Les femmes d’un rang plus élevé sont un peu retenues par leur nombreux entourage ; mais celles qui n’ont autour d’elles qu’une ou deux négresses, dont il leur est toujours très facile de se faire des complices, sortent très aisément lorsque le mari est à ses affaires, et peuvent aller sans danger, conduites par la revendeuse à la toilette, là où l’amour les appelle. Les autres, qui sont plus surveillées, trouvent néanmoins dans les maisons de bain un moyen d’arriver au même but par un détour. Elles y entrent ostensiblement avec leurs esclaves, puis en sortent peu après avec la fidèle Juive, en ayant seulement soin de changer quelque chose à l’espèce de disgracieux domino qui les enveloppe, et qui, inventé par la jalousie, se prête admirablement aux ruses de l’amour.
Il se passa à Tunis en 1847, dans le domaine des aventures galantes, un fait qui occupa beaucoup le pays et qui manqua tourner au tragique. Quelques jeunes Européens, dont l’un était attaché au consulat général de France, entretenaient depuis assez longtemps des relations avec des femmes musulmanes d’un rang convenable. Pour plus de sûreté, ces femmes se rendaient chez la Juive qui les servait dans leurs amours, et la elles prenaient des habits d’homme taillés à l’européenne. Ainsi déguisées, elles allaient trouver leurs amans dans une autre maison. Or il arriva un jour que, par suite d’une indisposition, une de ces dames manqua au rendez-vous. Son amant, qui était le plus jeune et le plus ardent de la bande joyeuse, s’en montra si contrarié, que le jour du rendez-vous qui devait suivre celui-là, l’indisposition de la jeune dame mauresque continuant, la Juive s’avisa de la remplacer par une courtisane assez distinguée pour que cet acte de contrebande ne fût pas trop reconnu. Lorsque cette fille se vit transformée en jeune garçon roumi[12], hardie comme les personnes de sa profession, elle persuada aux femmes avec qui elle se trouvait mêlée de traverser un bazar pu souk très fréquenté pour se rendre dans la maison où elles étaient attendues, au lieu de prendre par les rues désertes que leur faisait suivre ordinairement la prudente Juive. Celle-ci s’opposa vainement à cette extravagance. Voilà nos folles en plein bazar musulman, se décelant par leurs formes rebondies et par cette démarche traînante et dandinante particulière aux Mauresques. Les marchands se mettent d’abord à chuchoter, puis ils s’attroupent, viennent les regarder sous le nez, et ne doutant plus que ce ne fussent en effet des femmes, se disposent à les arrêter. Heureusement pour elles, il y eut un moment d’hésitation, causé par les observations de quelques boutiquiers qui craignaient d’avoir quelque méchante affaire avec les chrétiens, si nombreux et si influens à Tunis, car ils devinaient aisément où allaient ces femmes. Celles-ci en profitèrent pour courir à la maison qu’elles connaissaient bien, et, comme la nuit commençait à se faire, on les perdit de vue ; mais la courtisane, qui ne connaissait pas encore cette maison, et la Juive, qui, (étant dans un état de grossesse très avancé, ne pouvait courir, furent arrêtées. Le lendemain était un jeudi, jour de grande réception au Bardo. Le muphti s’y rendit en grande pompe, et là il conjura le bey de venger l’honneur de ses sujets, lui faisant entendre que, comme on l’accusait déjà de trop de complaisance pour les chrétiens, cette affaire pouvait occasionner des troubles graves, si elle n’était pas poursuivie avec la dernière rigueur. Le bey Ahmed était fort indulgent pour les péchés du beau sexe, quoiqu’il n’en tirât, comme on sait trop, aucun avantage personnel ; mais comme il allait entreprendre son voyage de France, ce qui était un scandale pour les fanatiques, il dut paraître courroucé, et autorisa le muphti à instruire l’affaire, en lui recommandant néanmoins de ne pas être trop cruel. Le muphti, revenu chez lui, fit comparaître les deux femmes arrêtées, et leur demanda les noms et la demeure des autres. Comme elles refusèrent de les dire, on les mit sous le bâton ; mais les premiers coups ayant déterminé l’accouchement de la Juive, elle fut soustraite au supplice, qui fut long et cruel pour la courtisane. Celle-ci resta inflexible, et le muphti ne put rien savoir. Le bey, instruit du courage de cette femme, défendit de renouveler la torture qu’elle avait supportée avec tant de constance, et prescrivit qu’on se contentât de la transporter à Kerkennah, où elle a trouvé à faire un mariage convenable. Son héroïsme méritait cette fin, et permet de croire que, rentrée dans la bonne voie, elle aura fait une bonne mère de famille.
Dans les campagnes et les tribus, les femmes sont le plus habituellement sans voile, et ont autant d’occasions que les nôtres de voir les hommes et d’en être vues, ce qui n’empêche pas qu’elles ne soient généralement de mœurs moins faciles que dans les villes. C’est principalement là que naissent ces grandes passions qui ont tenu de tout temps une si large place dans l’existence des Arabes, et qui à présent encore sont souvent des causes de guerre entre les tribus. Or ces passions, ardentes, exclusives tant qu’elles règnent dans toute leur force, impliquent un choix du cœur qui spiritualise l’amour en quelque sorte, et ennoblit au moins ce qui lui reste de matériel. Les populations qui ont conservé un fond de chasteté peuvent seules connaître cette forme de l’amour, qui devient alors pour les femmes le plus sûr gardien de la vertu. Les femmes mauresques ne sont le plus souvent que libertines, les femmes arabes sont susceptibles d’amour. En ceci cependant, comme en toute chose, on ne peut établir de règles absolues. De grandes et pures passions peuvent naître dans les villes, de même que des relations de simple libertinage peuvent se former dans les tribus.
Quoique les femmes tunisiennes ne jouent en aucune façon du piano, que la tarbouka[13] soit à peu près le seul instrument de musique qu’elles manient, et qu’enfin très peu d’entre elles sachent lire, il ne faudrait pas croire qu’elles ne soient que des brutes, plutôt des choses que des personnes, ainsi que les nôtres aimeraient assez à se le persuader. Elles ont au contraire beaucoup de finesse, de l’éloquence naturelle, et dans les rangs élevés de la dignité au besoin. Chez elles, la culture et la distinction de l’esprit se mesurent par le nombre de contes dont elles ont la mémoire fournie, et qu’elles débitent avec grâce, les enchaînant les uns aux autres avec beaucoup d’art. Le cadre des Mille et Une Nuits n’est pas une fiction : il y a bien des Sherazades parmi les femmes arabes. Tout le monde connaît le curieux petit chef-d’œuvre de Sedaine, la Gageure imprévue. Eh bien ! cette charmante invention est d’origine orientale. Les Arabes ont un jeu qu’ils appellent adès, qui consiste en ce que les personnes entre lesquelles est engagée la partie, qui peut durer des mois entiers, ne peuvent rien recevoir l’une de l’autre sans dire adès. Celle qui l’oublie perd la partie et paie le gage. Il arriva qu’un jour une femme qui avait engagé une partie d’adès avec son mari reçut dans sa tente, pendant que celui-ci était absent, la visite de son amant ; mais, voyant arriver le mari plus tôt qu’elle ne l’attendait, elle cacha l’amant, qui n’aurait pu sortir sans être découvert, dans un grand coffre dont elle prit la clé ; puis, son mari étant entré, elle le salua d’un air embarrassé dont il lui demanda la cause. Alors elle se mit à lui raconter une histoire qui a une analogie parfaite avec celle de la marquise de Clainville, y compris l’aveu de la clôture de l’amant dans le coffre. Le mari se fâche comme le marquis, demande la clé, la prend en furieux et oublie de dire adès. Aussitôt la femme se met à lui corner ce mot aux oreilles, lui rappelant ainsi qu’il a perdu. Le mari est d’abord interdit, puis il se prend à rire, admire l’esprit de sa femme, et va se coucher. Pendant qu’il dort, sa malicieuse épouse met l’amant en liberté. Voilà un conte connu en Afrique bien avant que la Gageure imprévue ait été jouée à Paris. Ce n’est pas que je veuille priver Sedaine de la gloire de l’invention mais il y a plus d’analogie qu’on ne le pense entre l’esprit arabe et le nôtre.
Que conclure de l’état moral des populations tunisiennes ? C’est qu’il y a chez elles, au moins en puissance, si ce n’est toujours en acte, la plupart des qualités qui ont fait à d’autres époques la grandeur de la race arabe. Le gouvernement des beys n’a pas su malheureusement tirer parti de ces qualités, et c’est à une époque récente seulement qu’il a paru se porter vers des projets de réforme qui, sagement conçus et prudemment exécutés, pourraient accroître les ressources naturelles qui sont entre ses mains. Il nous reste à voir quelles sont ces ressources, ce qu’il lui reste à faire pour les améliorer.
Les revenus publics de la régence de Tunis ne dépassent pas 8 ou 9 millions de notre monnaie. Sans l’armée régulière, qui coûte beaucoup, et qui est d’une utilité fort contestable, cette somme serait plus que suffisante pour couvrir les frais d’une administration très simple et faire vivre le bey dans la splendeur ; mais l’entretien de ses troupes le met souvent dans un véritable état de gêne, quoiqu’il ait soin d’en avoir presque toujours une partie en congé.
En comparant le chiffre de la population avec celui des charges qui pèsent sur elle, on verra qu’elle supporte un fardeau dont le poids numéral est moindre que celui que soutiennent sans sourciller les contribuables français, que même, en mettant un tiers en sus pour les concussions des fonctionnaires publics, la proportion est encore en faveur des Tunisiens sous le point de vue purement arithmétique. Quelle différence pourtant, si l’on considère l’énorme disproportion de richesse entre les deux pays ! La France, prospère et florissante tant que les factions ne déchirent pas son sein fécond, se joue du poids de son gigantesque budget ; la régence de Tunis est écrasée sous le sien. Si quelqu’un pouvait douter de l’influence de l’administration sur la prospérité des nations et même sur la fécondité matérielle du sol, je lui conseillerais d’aller comparer, dans cette malheureuse contrée, le présent, si triste et si pauvre, avec le passé, dont tant de belles ruines et tant de documens historiques rendent témoignage. D’ailleurs, en pénétrant plus loin dans l’Orient, ne sait-on pas ce qu’ont fait les Turcs de
Les impôts directs que prélève le gouvernement tunisien sont : 1° le canoun ou impôt sur les oliviers, 2° l’erba ou impôt sur l’industrie, 3° l’achour ou dîme, 4° les tributs du Djerid et de quelques autres parties éloignées de la régence.
Par le canoun, les oliviers en âge de produire sont partagés en trois classes, selon leur force, et taxés selon la classe ou on les range. L’erba se perçoit sur toutes les boutiques louées au commerce de détail et sur les professions industrielles. Réduit à cette limite, il correspond à notre patente ; mais on l’a étendu depuis quelques années à tous les objets mis en vente, ce qui en a fait, pour ce cas, un impôt indirect. L’achour ou dîme se perçoit sur les grains récoltés. C’est bien, comme on le voit, un impôt direct ; mais il ne constitue pas toujours une régie, car cette branche de revenu est souvent affermée. Quand il en est ainsi, le cultivateur est extrêmement foulé. Au lieu de se contenter du dixième de la récolte réelle, le fermier exige celui d’une récolte idéale, qu’il calcule sur la quantité de terre ensemencée. Il en résulte de telles monstruosités, qu’en 1846 il y eut un bourg où la récolte tout entière ne put couvrir l’achour. Les peaux d’animaux abattus pour quelque cause que ce fût revenaient jadis au fisc, qui faisait le monopole des cuirs, monopole qui était affermé. Aujourd’hui ce monopole est supprimé, le bétail est assujetti à un droit de vente énorme, l’erba, dont nous venons de parler. La fabrication et la vente du tabac constituent aussi un monopole, qui a cela d’original, que la ferme impose souvent aux localités une quantité déterminée de sa marchandise, que les habitans doivent prendre bon gré mal gré. La douane et les octrois sont affermés, mais pour les droits d’entrée seulement, qui sont uniformes et de 3 pour 100 ad valorem. Quant aux droits de sortie, ils sont acquittés à Tunis pour tous les ports de la régence. C’est le bey qui délivre lui-même les teskeret ou billets d’exportation après complet paiement. Il n’est peut-être pas hors de propos de rappeler que dans le monde musulman, où tant de choses se font à l’inverse de ce qui se pratique dans le monde chrétien, les droits d’exportation sont de beaucoup plus élevés que les droits d’importation.
On sait combien est ruineuse et vexatoire pour les peuples le système des fermes, qui entraîne à sa suite de si crians abus. À Tunis, ces abus dépassent, par leur grossièreté et leur impudence, tout ce qu’on peut imaginer en ce genre : tantôt c’est un paquet de tabac que l’on glisse furtivement, à l’entrée des villes, dans la charge d’une mule ou d’un chameau pour pouvoir constater, une minute après, une contravention supposée et exiger une amende. Une autre fois ce sera une peau ou un autre objet de contrebande que l’on jettera la nuit par-dessus le mur de la cour d’une maison, que l’on va ensuite visiter au point du jour. Ces infamies n’étaient pas complètement ignorées du bey Ahmed, qui aurait voulu en arrêter le cours et en punir les auteurs ; mais la dépendance où sa mauvaise administration le mettait à l’égard des traitans faisait taire sa justice[14].
Les impôts et les monopoles ne sont pas les seules branches du revenu public ; l’état ou beylik a de plus quelques beaux domaines, plusieurs salines et deux mines de plomb. Malheureusement la même incurie et le même gaspillage qui existent dans l’administration des contributions se retrouvent dans celle du domaine, comme on peut les remarquer en tout, et ont conduit l’agriculture au plus fâcheux état de décadence dans un pays dont la fertilité est historique. Qui ne connaît en effet, sous ce rapport, la réputation de la provincia Africa ? Dans des temps peu éloignés de nous, la régence de Tunis a encore fourni à l’Europe des quantités considérables de grains ; cependant il est certain que de nos jours elle a souvent de la peine à se suffire à elle-même. La fécondité du sol n’a pas néanmoins disparu, car le rendement moyen est encore de seize pour un ; mais les cultures ont sensiblement diminué, conséquence funeste des entraves et des vexations imposées à la plus noble et à la plus légitime des industries Le laboureur, qui n’est jamais sûr de jouir en paix du fruit de son travail, ne travaille plus que juste autant qu’il le faut pour ne pas mourir de faim.
Vingt ans d’une administration, je ne dis pas savante, mais seulement raisonnable et juste, décupleraient la puissance agricole de la régence de Tunis. Ce n’est pas que cette contrée réponde en tout aux idées que nos souvenirs classiques tendent à nous en donner. Le sol a été en plusieurs lieux profondément détérioré par des siècles d’abandon et d’incurie ; mais en un grand nombre d’autres, les élémens conservateurs ont triomphé des élémens destructeurs. Nous avons déjà cité le bassin de la Medjerda, le territoire de Badja, celui de Mater et de Bizerte, le sahel de Soussa et l’Arad. Il en est encore d’autres, tels que le bassin de l’Oued-Mealague et l’Oued-Serat, ceux de l’Oued-Siliana, deTOued-Keled et de l’Oued-Hatal, la belle plaine de Sers, une grande partie de celle de Kairouan, et beaucoup d’autres moins remarquables. En voilà plus qu’il ne faut pour nourrir non huit cent mille habitans, mais huit millions.
Salluste a dit en parlant du sol africain bonus pecori. C’est encore vrai : le bétail est un des élémens les plus assurés de la prospérité de ce pays. La race ovine y est belle et de l’espèce à grosse queue. La race bovine est un peu grêle et chétive ; mais on pourrait l’améliorer par des croisemens intelligens. Les chameaux sont magnifiques et nombreux. L’époque la plus critique pour le pacage est la seconde partie de l’été et la première de l’automne : c’est celle où l’herbe est complètement brûlée. Cette herbe, presque partout extrêmement abondante et drue au printemps, commence à repousser après les pluies d’automne. Les grandes chaleurs arrivent avant qu’elle ait pu être toute consommée par les troupeaux, car il y en a en surabondance ; mais elle est bientôt tellement desséchée, qu’elle n’offre plus rien à la nutrition. Si on la coupait à temps, on en ferait un excellent foin qui nourrirait le bétail dans la saison difficile, et lui permettrait d’attendre sans souffrance le premier vert ; mais c’est là une chose dont les Arabes ne se sont jamais avisés. Cependant le gouvernement tunisien, conseillé par un officier français, s’est mis depuis quelque temps à faire du foin pour sa cavalerie régulière.
Les céréales cultivées dans la régence de Tunis sont le blé, l’orge, le maïs, le millet ou dourah. Les plantes textiles sont le lin, le chanvre et un peu de coton à Nebel ; — les plantes tinctoriales, le carthame, la garance, l’indigo et le henné. J’ai parlé des palmiers du Djerid, qui produisent les meilleures dattes du monde ; mais la culture la plus importante de la régence est celle de l’olivier. Cet arbre, la principale source du peu de richesse qui reste encore à Tunis, ressemble peu en Afrique à ces pauvres oliviers gris et rachitiques que l’on voit en Provence. Il est bien toujours assez difforme, mais infiniment plus gros, d’un feuillage plus touffu et plus vert. Dans les lieux où il peut être arrosé, il devient même presque beau. Autrefois le gouvernement tunisien avait le monopole de l’huile, mais il a dû y renoncer par le traité de 1830. Le commerce extérieur de la régence, dont cette marchandise est la branche principale, est à peu près exclusivement entre les mains des Européens ; Soussa en est la principale échelle. Les autres articles d’exportation après l’huile consistent, en laine, savon, tissus, éponges, animaux vivans[15], os d’animaux, céréales et fruits, le tout en petite quantité. Les tissus qui s’exportent le plus sont ceux de Djerba. Il en sortit de cette île, en 1846, pour une valeur de 700,000 francs environ. Les importations consistent principalement en tissus, soie grège, épiceries et drogueries, mercerie et quincaillerie, fer, denrées coloniales, vins et eaux-de-vie, bois de construction, armes et outils divers. Les tissus forment l’article le plus important ; la valeur s’en est élevée à 4 millions en 1843 : ce sont principalement des tissus anglais et suisses venant de Malte et de Livourne. La France fournit des draps et des tissus de soie On aura peut-être de la peine à croire que la province de Tunis, la cella panaria de Rome, reçoit souvent des grains du dehors ; il en est cependant ainsi. En 1842, les importations de ce genre s’élevèrent à 1 million 500,000 francs. La moyenne annuelle du commerce de la régence de Tunis est de 13 à 14 millions, sur quoi la France a la meilleure part.
Il y a encore une branche de commerce assez peu importante par sa valeur, mais estimée des touristes : c’est celle des peaux de lions et de panthères. Ces animaux féroces sont assez communs dans les tribus de l’ouest, mais fort rares, ou, pour parler plus exactement, à peu près inconnus dans le reste du pays ; On ne trouve la que des bêtes fauves inoffensives, surtout une grande quantité de gazelles. Quoiqu’on chasse ce gracieux animal comme tout autre gibier, il m’inspirait un tel intérêt, que, dans mes nombreux voyages à travers la régence de Tunis, j’ai toujours défendu aux gens de mon escorte de le tirer[16]. Il existe dans la régence de Tunis un autre ruminant avec lequel la gazelle a beaucoup d’analogie : c’est le cerf que l’on reprochait dans un temps à Virgile d’avoir placé en Afrique où on prétendait qu’on ne le trouvait pas. Il y existe fort bien, et l’auteur de l’Enéide a pu le mettre dans les environs de Carthage sans manquer à la vraisemblance, quoiqu’il soit infiniment moins répandu que la gazelle, et que l’on ne le voie guère que dans les tribus de l’ouest de la régence. Le Jardin des Plantes possède de ces cerfs africains. En masse, la zoologie de la régence de Tunis offre peu de particularités distinctes de celles que petit présenter l’Algérie. Néanmoins je crois qu’il y aurait d’utiles et spéciales études à y faire sur les oiseaux erratiques, de même que sur les apparitions de ces terribles sauterelles vagabondes qui ravagent trop souvent le nord de l’Afrique
Riche en produits végétaux et animaux de toute sorte le territoire tunisien possède, on le voit, des élémens de prospérité matérielle qui imposent au gouvernement de la régence une tâche dont il n’a pas toujours compris l’étendue. Aujourd’hui cependant ce gouvernement est confié aux mains sages d’un homme qui avait déjà mérité la sympathie de la régence lorsqu’il était bey du camp. Il est à désirer que ses idées d’amélioration soient mieux dirigées que celles de son prédécesseur, et qu’elles se portent plus vers les réformes productives que vers les réformes absorbantes. Sur ce terrain même, le nouveau bey aura un autre écueil à éviter, qui est le danger de préférer les manufactures à l’agriculture. Malheureusement c’est dans la voie de l’industrie manufacturière que les coureurs d’aventures orientales poussent de préférence les princes musulmans, et la raison n’en est pas malaisée à deviner. On ne saurait croire tout ce que ces malheureux princes ont gaspillé depuis près d’un demi-siècle pour avoir de mauvaises fabriques, de mauvais ouvriers et de mauvais produits, tandis qu’ils laissaient se tarir de plus en plus les mamelles de la terre. Il y a de quoi frémir en considérant les prix fabuleux auxquels les Européens leur ont vendu des objets de rebut, inutiles, souvent ridicules et quelquefois dangereux. S’ils veulent véritablement ramener la prospérité dans des provinces trop longtemps désolées, que toutes leurs vues, toutes leurs pensées soient tournées vers l’agriculture ; qu’ils l’encouragent par une administration juste, sensée, qui n’égorge pas la poule aux œufs d’or. Quant aux procédés de culture, qu’ils ne cherchent pas de longtemps à en introduire de nouveaux : ceux que les Arabes connaissent, qui leur sont familiers, suffisent à tous les besoins du moment. Que le paysan puisse cultiver avec sécurité, récolter pour lui et non pour d’autres, qu’il puisse placer facilement ses excédans, et l’on verra des merveilles. Après quelques années de cette administration réparatrice, alors que la confiance sera revenue, que l’aisance commencera à se faire sentir, on pourra provoquer avec succès des associations de propriétaires pour établir ou plutôt rétablir de bons systèmes d’irrigation, chose vers laquelle le génie agricole des Arabes est naturellement porté. J’ai déjà parlé des barrages que l’on pourrait construire sur la Medjerda. Il y a dans la régence de Tunis beaucoup de rivières moins considérables qui appelleraient des travaux de même nature. On pourrait aussi établir, en plusieurs lieux, des réservoirs d’eau pluviale, en élevant des digues au travers de certains vallons propres à être convertis en étangs. Le lac de Belgrade, près de Constantinople, doit son existence à un travail de cette nature. On remarque de ces réservoirs en plusieurs endroits de la Perse ; mais c’est surtout dans les Indes qu’on s’est adonné à ce système d’arrosage, lorsque ce pays jouissait de son indépendance politique. Chez les Matmata, tribu de l’Arad, dans la régence de Tunis, les cultivateurs barrent les gorges des vallées qui s’y prêtent, non de manière à en faire des réservoirs d’eau pluviale, mais afin d’y retenir cette eau un peu de temps et d’améliorer ainsi un sol trop souvent brûlé par une chaleur tropicale. Les oliviers qui croissent dans ces vallées sont infiniment plus gros et plus chargés de fruits que les autres.
Il existe certainement dans la régence de Tunis une foule d’excellens élémens qu’il ne s’agirait que de mettre en œuvre, et qu’on pourrait exploiter sans première mise considérable pour la prospérité de ce petit état, si pauvre maintenant. Je crois d’abord qu’on pourrait tirer plus de sel qu’on ne le fait des sebkha, où l’on n’a vraiment que la peine de se baisser pour le prendre. Les forêts, qui sont assez étendues non-seulement dans le nord, mais encore dans une partie de l’ouest, pourraient être soignées et exploitées, surtout celle de Tabarka et la belle forêt de gommiers voisine de Thala, dont je signalai l’existence au bey Ahmed, qui se montra enchanté de la découverte Le bey me demanda un mémoire et un plan, que je lui remis. J’envoyai à Marseille des échantillons de la gomme de Thala, qui fut jugée par le commerce supérieure à celle du Sénégal. Il fut un peu question de l’exploiter, puis la chose tomba, et depuis mon départ de Tunis je n’ai pas, entendu dire qu’on s’en soit occupé. Il est certain qu’outre les deux mines de plomb qui sont en exploitation, il en est beaucoup d’autres, tant de plomb que de fer, qui pourraient l’être dans des localités où se trouvent à la fois des bois et des cours d’eau, c’est-à-dire les conditions principales des exploitations métallurgiques. C’est peut-être seulement en ceci que le gouvernement tunisien aurait un besoin indispensable de la science européenne. Quant à l’industrie manufacturière, que, sans la développer avec excès, il ne faut cependant pas trop négliger, le gouvernement de la régence devra se contenter pendant longtemps des méthodes indigènes, qui malheureusement se perdent chaque jour, sans que rien les remplace. En fait d’industrie, la sagesse d’un peuple ne consiste pas à tout faire, mais à faire les choses auxquelles il est le plus propre, et qu’il peut produire dans les meilleures conditions, se confiant au commerce pour avoir le reste, qu’il aura toujours dès qu’il sera en mesure de porter son contingent sur le marché commun. À vrai dire, entre vouloir tout faire et ne rien faire, il y a un juste milieu, et c’est fort au-dessous de ce juste milieu que se trouve la régence de Tunis. Le nouveau bey devra donc, et sans aucun doute il y a déjà pensé, soutenir les industries textiles et chancelantes de Zaoughan, Nabel, Beni-Khiar, Gafsa et surtout Djerba.
Avant tout, je le répète, que le gouvernement tunisien soutienne et améliore l’agriculture ; que toutes ses pensées, toutes ses actions tendent vers ce but ; C’est par l’agriculture que le pays se régénérera, c’est par l’agriculture qu’il sera riche, paisible et heureux ; c’est par l’agriculture que s’arrêtera le fléau toujours croissant de la dépopulation. Je fais des vœux bien sincères pour que tous ces heureux changemens se réalisent sous le règne du bey actuel. Le sort de près d’un million de ses semblables lui est confié sur une terre qui pourrait facilement en nourrir dix fois autant. Il n’a donc pas à résoudre ces redoutables problèmes nés de l’exubérance de la population, des froissemens d’intérêts et des appétits surexcités. Qu’il se mette résolument à l’œuvre. Son esprit sage et modéré se maintiendra, on aime à l’espérer, aussi loin de la puérile manie d’imitation de son prédécesseur que de toute répugnance systématique pour ce qui est nouveau.
E. PELLISSIER DE REYNAUD.
- ↑ Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1855.
- ↑ Au nord du Kef, dans le pays des Kromir, on voit un autre volcan, le Djebet-Bétonna, qui en 1838 se remit à fumer. Des troubles survenus dans le pays des Kromir pendant que j’y étais, par suite de l’assassinat d’un corailleur de La Calle, ne me permirent pas d’arriver à cette montagne. Je devais y aller au printemps de 1848 avec le caïd du Mogody qui a la haute main, autant qu’on peut l’avoir, sur les sauvages tribus kabaïles de ce district ; mais la révolution de février, qui a dérangé tant de choses, dérangea aussi celle-là. Néanmoins je crois pouvoir garantir l’exactitude de ce que je viens de dire touchant le Djehel-Betouna. L’existence de cette montagne volcanique me fut signalée dès 1838, époque où j’étais directeur des affaires arabes à Alger, par M. le général de Mirbeck, alors chef d’escadron et commandant du cercle de La Calle, limitrophe du territoire des Kromir.
- ↑ La police égyptienne fait des ruines de Thèbes le même usage que celle de la régence de Tunis fait de Kerkennah. Le très regrettable colonel de Barral, tué il y a quelques années en Algérie au moment où il venait d’être nommé général, me racontait un jour que la première rencontre qu’il fit en allant visiter, ces ruines fut celle d’une nymphe qui lui adressa un compliment provocateur dans le français, non le plus pur mais le moins équivoque.
- ↑ Voyez les études de M. de Tchihatchef sur l’Asie-Mineure dans la Revue du 15 mai et 1er juin 1850.
- ↑ Le bey du camp est le commandant général des anciennes milices de la régence à l’exclusion des nouvelles troupes régulières. C’est une sorte de connétable. Cette charge est toujours occupée par le prince héritier présomptif.
- ↑ C’est l’antique Lotophagitis.
- ↑ Le bey de Tunis employa utilement dans cette affaire, qui eut lieu en 1811, quelques artilleurs français faisant partie d’un convoi de prisonniers que les Anglais avaient Ternis a notre consul, et qui attendaient à Tunis une occasion pour être transportés en France. Ces prisonniers étaient rendus en vertu d’un cartel en échangé d’Anglais pris par nos corsaires. On sait que si à cette époque la marine de l’état n’a pas joué un rôle fort brillant en France, en revanche nos corsaires montrèrent beaucoup d’audace et de savoir-faire. Ils relâchaient souvent à la Go dette, où ils débarquaient leurs prisonniers, que notre consul remettait à celui d’Angleterre, lequel donnait en échange un égal nombre de Français tirés du dépôt que les Anglais avaient établi à Malte à cet effet :
- ↑ On désigne sous le nom de nizam-el-djedid (la nouvelle ordonnance) les troupes régulières de nouvelle création.
- ↑ Il y en a toujours un certain nombre auprès du bey. Chaque kaïa en a cinq cents.
- ↑ Outre ces Tabarkins, il y a à Tunis un grand nombre de chrétiens de toutes nations, surtout des Maltais. On en trouve aussi dans toutes les villes du littoral. Le chiffre total de ces chrétiens ne doit pas être au-dessous de 15,000.
- ↑ Ce général, actuellement maréchal de France et gouverneur-général de l’Algérie, était à cette époque commandant de la subdivision de Bône.
- ↑ Les Arabes de l’Afrique désignent ainsi les chrétiens. Il est presque inutile de dire que cela signifie tout simplement Romain.
- ↑ Espèce de tambour de basque grossier formé d’une peau tendue sur l’orifice d’un vase de terre.
- ↑ Il ne faut pas que nous tirions trop de vanité de la supériorité et de l’honnêteté de notre administration, ni que les peuples qui sont en arrière de nous à cet égard se découragent en calculant la longueur du chemin qu’ils ont à faire pour nous atteindre, car sous le fastueux Louis XIV, dans les premières années du dernier siècle, les Français éprouvaient les avanies fiscales auxquelles sont exposés de nos jours les Orientaux. On n’a, pour s’édifier à ce sujet, qu’à lire la Dîme royale du maréchal de Vauban. Le maréchal parle même de paysans morts de faim (page 97 de l’édition de 1717). Or je puis attester qu’à Tunis les choses ne sont jamais allées jusque-là.
- ↑ Il faut pour la sortie des animaux vivans des permis spéciaux, car la prohibition est l’état normal.
- ↑ Puisque je me trouve amené à la zoologie, je profiterai de l’occasion pour consigner ici quelques observations qui prouvent que le régime alimentaire des bêtes, au moins celui des ruminons, n’est pas aussi nécessairement uniforme qu’on le croit généralement. Ainsi j’ai eu chez moi une gazelle que l’on mettait quelquefois à table et qui mangeait indistinctement de tous les mets qui y étaient servis, gras ou maigres, chair ou légumes. Seulement il fallait éviter de lui laisser manger du persil, poison très actif pour ces animaux, qui d’ailleurs rongent tout, papiers et étoffes, ce qui diminue beaucoup le plaisir que l’on aurait de les laisser errer en liberté dans les appartemens.