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La Mère (Gorki)/1/28

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 169-179).
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XXVIII


Lorsque dans la rue elle entendit le bruit sourd des voix humaines, lorsqu’elle vit partout, aux fenêtres et aux portes des maisons des groupes de gens qui suivaient André et Pavel d’un regard curieux, ses yeux se voilèrent d’une tache nuageuse qui était tantôt d’un vert transparent, tantôt d’un gris opaque.

On saluait les jeunes gens, et il y avait quelque chose de particulier dans ces salutations. La mère entendait des remarques détachées :

— Les voilà, les chefs d’armée !…

— Nous ne savons pas qui est le chef… — Mais je ne dis rien de mal !…

À un autre endroit, une voix cria avec irritation :

— Si la police les attrape, ils sont perdus !

— « Si »…, mais les attrapera-t-elle ? répliqua une autre voix.

Un cri exaspéré poussé par une femme sortit d’une fenêtre et tomba dans la rue comme effrayé.

— Es-tu fou ?… tu es père de famille !… Eux, ils sont célibataires… cela leur est égal !…

Comme Pélaguée et les deux amis passaient devant la maison d’un estropié nommé Zossimov, auquel la fabrique servait une pension, celui-ci ouvrit la fenêtre et appela :

— Pavel, on te coupera la tête ! Brigand, que fais-tu ?…

La mère frémit et s’arrêta. Ces mots avaient fait naître en elle une colère aiguë. Jetant un coup d’œil sur le gros visage boursouflé de l’infirme caché derrière la fenêtre et qui continuait à jurer, elle hâta le pas pour rejoindre son fils et marcha à côté de lui, s’efforçant de ne pas rester en arrière.

André et Pavel semblaient ne rien voir, ne pas entendre les exclamations qu’on leur lançait. Ils marchaient tranquillement, sans hâte, parlant à haute voix de choses indifférentes. Mironov, homme d’âge mur, modeste et respecté pour la vie pure et sobre qu’il menait, les arrêta.

— Vous ne travaillez pas non plus, Danilo Ivanovitch ? demanda Pavel.

— Ma femme est près d’accoucher… et puis… il y a de l’agitation dans l’air, aujourd’hui, expliqua Mironov, en examinant attentivement les deux camarades. On dit que vous voulez faire du scandale à la direction, casser les vitres…

— Nous ne sommes pas ivres ! fit Pavel.

— Nous traverserons simplement la rue en portant des drapeaux et en chantant la chanson de la liberté ! dit le Petit-Russien. Écoutez nos chants, ils vous apprendront nos croyances !

— Je les connais déjà, répondit Mironov d’un ton pensif. J’ai lu vos feuillets… Comment, Pélaguée, toi aussi, tu es parmi les rebelles ! s’écria-t-il en souriant et en fixant sur la mère son regard intelligent.

— Il faut marcher avec la vérité, même quand on est près de la tombe !

— Voyez-vous ça ! dit Mironov. On a probablement raison quand on dit que tu introduis des brochures défendues dans la fabrique.

— Qui a dit cela ? demanda Pavel.

— Tout le monde ! Eh bien, au revoir… Ne faites pas de bêtises !

La mère se mit à rire doucement ; elle était flattée qu’on parlât ainsi d’elle. Pavel lui dit en souriant :

— On te mettra en prison, maman !

— Je veux bien ! fit-elle.

Le soleil montait toujours, mêlant sa chaleur à l’alerte fraîcheur du jour printanier. Les nuages voguaient plus lentement ; leur ombre était devenue plus fine, plus transparente… Ils planaient au-dessus de la rue et des toits, enveloppaient la foule ; ils semblaient purifier le faubourg en essuyant la poussière et la boue des toits et des murs, en enlevant l’ennui des visages. Les voix se faisaient plus joyeuses et sonores, et étouffaient l’écho lointain du vacarme des machines, des soupirs de la fabrique.

De partout, des fenêtres, des maisons, des exclamations de rage ou d’inquiétude, gaies ou tristes, s’envolaient et venaient frapper les oreilles de la mère. Elle aurait voulu répliquer, remercier, expliquer, se mêler à la vie étrangement bigarrée de ce jour.

Au coin de la grande place, dans une étroite ruelle, une centaine de personnes s’étaient rassemblées autour de Vessoftchikov.

— On vous presse pour extraire votre sang comme on exprime le jus d’une baie ! disait-il ; et ses paroles embarrassées tombaient sur la tête des gens.

— C’est vrai ! répondirent en même temps quelques voix qui se fondirent en un bruit confus.

— Il fait tout son possible, le gamin ! dit le Petit-Russien. Je vais l’aider…

Il se baissa et, avant que Pavel eût le temps de l’arrêter, il enfonça son long corps souple dans la foule, tel un tire-bouchon. Sa voix chantante résonna :

— Camarades ! On dit qu’il y a sur la terre toutes sortes de peuples : des Juifs et des Allemands, des Français, des Anglais, des Tatars. Mais je ne crois pas que ce soit vrai. Il y a seulement deux races, deux peuples irréconciliables : les riches et les pauvres ! Les gens s’habillent différemment, leur langage aussi diffère ; mais quand on voit comment les seigneurs traitent le peuple, on comprend, que tous sont de véritables bachibouzouks pour les miséreux, une arête dans le gosier !…

Des rires éclatèrent dans la foule.

La cohue augmentait ; les gens se serraient les uns contre les autres dans la ruelle ; muets, ils tendaient le cou et se dressaient sur la pointe des pieds.

André éleva la voix.

— À l’étranger, les ouvriers ont déjà compris cette simple vérité. Et aujourd’hui, par cette claire journée du Premier Mai, les travailleurs fraternisent. Ils laissent leur ouvrage et sortent dans les rues des villes pour se voir, pour mesurer leur grande force. Ils vivent d’un seul cœur aujourd’hui, parce que tous les cœurs ont conscience de la force du peuple ouvrier, parce que l’amitié les rapproche et que chacun est prêt à sacrifier sa vie en luttant pour le bonheur de tous, pour la liberté et la justice pour tous !

— La police, cria quelqu’un.

Dix gendarmes à cheval tournèrent le coin de l’étroite ruelle ; ils se dirigeaient droit sur la foule en agitant leur fouet et en criant :

— Circulez !

— Qu’est-ce que ces conversations ?

— Qui parlait ?…

Les visages s’assombrirent ; les gens s’écartaient de mauvais gré pour laisser passer les chevaux. Quelques personnes grimpèrent sur les palissades. Puis des railleries se firent entendre.

— On a mis des porcs sur des chevaux, et ils grognent : — Nous aussi nous sommes de grands chefs ! cria une voix.

Le Petit-Russien seul était resté au milieu de la rue. Deux chevaux marchèrent sur lui en secouant la tête. Il fit un bond de côté ; en même temps, la mère, le saisit par le bras et l’entraîna en grommelant :

— Tu as promis de rester avec Pavel, et tu es le premier à t’exposer seul !

— Pardon ! dit le Petit-Russien en souriant à Pavel. Ah ! il y en a sur la terre, de cette police !

— C’est bon ! fit la mère.

Une fatigue angoissante l’envahissait, lui faisait tourner la tête. Dans son cœur, la joie et le chagrin alternaient. Elle souhaitait que la sirène de midi résonnât bientôt.

On arriva enfin sur la grande place, au milieu de laquelle s’élevait l’église. Sur le parvis, se pressaient environ cinq cents personnes assises ou debout, gais jeunes gens, femmes soucieuses et petits enfants. Tous s’agitaient, impatients, levaient la tête et regardaient au loin, dans toutes les directions. Il y avait de l’exaltation dans l’air. Les plus résolus se heurtaient aux craintifs et aux ignorants. Un bruit sourd de frottements hostiles s’élevait :

— Mitia ! suppliait une voix féminine toute tremblante, prends garde à toi !

— Laisse-moi tranquille !

La voix familière et grave de Sizov disait, calme et persuasive :

— Non, il ne faut pas abandonner les jeunes ! Ils sont devenus plus sages que nous ; ils ont plus d’audace ! Qui est-ce qui est intervenu à propos du kopek du marais ? Ce sont eux ! Il faut s’en souvenir ! Eux, on les a mis en prison pour cela… mais tout le monde a profité de leur courage !

Le rugissement de la sirène dévora le bruit des conversations. La foule frémit ; ceux qui étaient assis se levèrent ; un instant, tout se tut, on était comme aux aguets ; un grand nombre de visages pâlirent.

— Camarades ! s’écria Pavel d’une voix ferme et sonore.

Un brouillard sec et embrasé brûla les yeux de la mère ; elle se plaça derrière son fils, d’un seul élan, recouvrant soudain ses forces. Les groupes se tournaient vers Pavel et l’entouraient comme des fragments de fer attirés par un aimant.

— Frères ! voici venue l’heure où nous renions cette vie pleine d’avidité, de ténèbres et de haine, cette vie d’oppression, cette vie dans laquelle nous n’avons pas de place, où nous ne sommes pas des hommes !

Il s’interrompit ; les travailleurs gardèrent le silence et se serrèrent autour de lui en une foule encore plus compacte. La mère regarda le visage de son fils ; elle ne put voir que ses yeux, fiers et hardis, étincelants.

— Camarades ! Nous avons décidé de déclarer ouvertement aujourd’hui qui nous sommes ; aujourd’hui, nous déployons notre drapeau, le drapeau de la raison, de la vérité, de la liberté !

Une hampe longue et blanche se dressa en l’air, puis elle s’abaissa, tomba dans la foule, où elle disparut ; un instant après, au-dessus des têtes se déployait, tel un oiseau écarlate, l’étendard du peuple ouvrier…

Pavel leva le bras ; la hampe vacilla ; alors, une dizaine de mains saisirent le bois blanc et lisse ; parmi elles se trouva celle de la mère.

— Vive le peuple ouvrier ! s’écria Pavel.

Des centaines de voix lui répondirent en un écho sonore.

— Vive notre parti, camarades ! Vive la liberté du peuple russe !…

La foule était houleuse : ceux qui comprenaient la signification du drapeau se frayaient une voie jusqu’à lui ; Mazine, Samoïlov, les deux Goussev, s’étaient placés à côté de Pavel ; tête baissée, Vessoftchikov repoussait la foule ; et d’autres jeunes gens aux yeux animés, que la mère ne connaissait pas, se plaçaient au premier rang en l’écartant.

— Vive le peuple opprimé, vive la liberté !… continuait Pavel.

Et, avec une force et une joie sans cesse croissantes, des milliers de voix lui répondaient, et cette rumeur secouait l’âme.

La mère saisit la main du grêlé et celle de quelqu’un d’autre ; les larmes l’étouffaient, mais elle ne pleurait pas ; ses jambes chancelaient ; elle dit d’une voix tremblante :

— Oui… c’est la vérité !… mes amis !

Un large sourire éclairait le visage grêlé de Vessoftchikov ; il regardait l’étendard en rugissant des mots vagues et la main tendue vers le symbole de la liberté. Puis, soudain, il enlaça la mère, l’embrassa et se mit à rire.

— Camarades ! commença le Petit-Russien, dominant le sourd murmure de la foule de sa voix douce et chantante, nous nous sommes levés en l’honneur d’un Dieu nouveau, du Dieu de la lumière et de la vérité, du Dieu de la raison et de la bonté ! Nous partons pour la croisade, camarades, et la route sera longue et pénible ! Le but est éloigné, mais les couronnes d’épines sont proches ! Qu’ils s’en aillent ceux qui nient la force de la vérité, ceux qui n’ont pas le courage de la défendre jusqu’à la mort, ceux qui n’ont pas confiance en eux-mêmes et ont peur de la souffrance ! Nous voulons seulement ceux qui croient en notre succès ; ceux qui ne voient pas le but ne doivent pas nous suivre, car le chagrin et les souffrances les attendent. Formez les rangs, camarades ! Vive le Premier Mai, fête de l’humanité libre !

La foule se fit plus dense encore. Pavel agita le drapeau qui se déploya et flotta, éclairé par le soleil, large et rouge…

Renions le vieux monde ! entonna Fédia Mazine d’une voix sonore.

La réponse retentit comme une vague puissante et douce :

Secouons la poussière de nos pieds !…

Un sourire ardent aux lèvres, la mère se plaça derrière Fédia ; par-dessus la tête de celui-ci, elle voyait son fils et le drapeau. Autour d’elle, des visages animés apparaissaient et disparaissaient ; des yeux de toutes couleurs étincelaient ; son fils et André étaient au premier rang. Elle entendait leurs voix : celle d’André, moite et voilée, se mêlait fraternellement à la voix plus épaisse et rude de son fils :

Lève-toi, peuple ouvrier,
Révoltez-vous, gens affamés !…

Et le peuple courait à la rencontre de l’étendard rouge, ses cris se mêlaient aux vibrations de la chanson, de la chanson qu’à la maison on chantait à voix plus basse que les autres. Dans la rue, elle résonnait avec une force terrible, comme l’airain d’une cloche ; elle conviait les hommes à suivre la voix lointaine qui menait à l’avenir, mais elle les prévenait loyalement des difficultés certaines.

Nous irons vers nos frères souffrants…

Le chant se déroulait, enveloppant la foule.

Un visage de femme, à la fois effrayé et joyeux, vacillait à côté de la mère ; une voix tremblante s’exclamait en sanglotant :

— Mitia, où vas-tu ?

Pélaguée répondit sans s’arrêter :

— Laissez-le aller… ne vous inquiétez pas ! Moi aussi, j’avais peur… Le mien est au premier rang ! Celui qui porte le drapeau, c’est mon fils !

— Malheureux ! Où allez-vous ! Il y a des soldats là-bas !

Et posant soudain sa main osseuse sur le bras de Pélaguée, la femme grande et maigre s’écria :

— Écoutez donc comme ils chantent !… Ma chère… Mitia chante aussi !…

— Ne vous inquiétez pas ! murmura la mère. C’est une affaire sacrée… Jésus lui-même n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu des hommes qui sont morts à cause de lui.

Cette pensée lui avait brusquement traversé le cerveau et l’avait frappée par sa sévérité nette et simple. La mère examina le visage de celle qui lui serrait le bras avec tant de force et répéta, avec un sourire d’étonnement :

— Notre Seigneur Jésus-Christ ne serait pas venu dans le monde si les gens ne périssaient pas pour sa gloire !

Sizov apparut à côté d’elle. Enlevant sa casquette et l’agitant au rythme de la chanson, il dit à la mère :

— Ils agissent ouvertement, hein, la mère ? Ils ont inventé un chant… et quel chant ! Hein, mère ?

Le tsar a besoin de soldats pour ses régiments ;
Donnez-lui vos fils…

— Ils n’ont peur de rien ! reprit Sizov. Mon fils à moi est dans la tombe… c’est la fabrique qui l’a tué… oui !

Le cœur de la mère battait avec une violence extrême ; elle se laissa devancer. On la poussa de côté, contre la palissade, et une épaisse vague humaine s’écoula devant elle en vacillant. Elle vit que la foule était nombreuse, ce qui la remplit de joie.

Lève-toi, lève-toi, peuple opprimé !

On eût dit une énorme trompette de cuivre qui résonnait aux oreilles des hommes, éveillant chez l’un le désir de combattre, chez l’autre un bonheur vague, le pressentiment de quelque chose de nouveau, une curiosité ardente. Ici, elle faisait naître la palpitation d’espoirs incertains, là, elle frayait une issue au torrent caustique de la haine amassée au cours des années. Tous regardaient en avant, à l’endroit où le drapeau rouge flottait.

— Vous marcher en chœur ! Bravo les enfants ! hurla une voix enthousiasmée.

Et l’homme, éprouvant sans doute un sentiment qu’il ne pouvait exprimer par les paroles coutumières, se mit à jurer avec énergie.

Mais la fureur aussi, la fureur sombre et aveugle de l’esclave, sifflait comme un serpent entre les dents serrées, se tordait en mots irrités.

— Hérétiques, cria quelqu’un d’une voix cassée en brandissant le poing à une fenêtre.

Et un glapissement perçant vrilla les oreilles de la mère.

— Comment ! se révolter contre Sa Majesté l’Empereur ! Contre le tsar !…

Des visages fripés passaient rapidement sous ses yeux. Des hommes et des femmes s’élançaient ; la foule coulait comme de sa lave noire, attirée par la chanson, dont les accents vigoureux semblaient déblayer la route. Dans le cœur de la mère, montait le désir de crier aux gens :

— Mes amis bien-aimés !…

Quand elle regardait au loin l’étendard rouge, elle apercevait, sans le distinguer nettement, le visage de son fils, son front bronzé, ses yeux illuminés de l’ardente flamme de la foi.

Maintenant, elle se trouvait aux derniers rangs de la foule, au milieu de gens qui marchaient sans se presser, qui regardaient en avant avec indifférence, avec la froide curiosité du spectateur pour lequel l’issue de la pièce n’a plus de secret et qui parle à mi-voix, avec un ton de certitude…

— Il y a une compagnie près de l’école, et une autre à la fabrique…

— Le gouverneur est arrivé…

— C’est vrai ?

— Je l’ai vu de mes yeux !…

Quelqu’un lança deux ou trois jurons et dit :

— Tout de même on commence à avoir peur de nous autres !… On nous envoie des soldats… et le gouverneur !

— Mes amis bien-aimés ! pensa la mère, et son cœur battit plus vite.

Mais autour d’elle, les paroles se faisaient froides et mortes. Elle hâta le pas pour s’éloigner de ses compagnons ; elle n’eut pas de peine à les devancer, car ils marchaient lentement, paresseusement.

Soudain, ce fut comme si la tête de la foule avait heurté quelque chose, il y eut un mouvement de recul, un bruit sourd. Le chant sembla frémir et, après avoir résonné avec plus de force, l’épaisse vague de sons s’abaissa de nouveau, glissa en arrière. Les voix se taisaient les unes après les autres, çà et là on faisait des efforts pour essayer de soulever de nouveau le chant à sa hauteur primitive.

Lève-toi, lève-toi, peuple opprimé ! Sus à l’ennemi, gens affamés !

Mais il n’y avait déjà plus dans cet appel la certitude générale qui vibrait auparavant ; l’inquiétude s’y était mêlée.

Pélaguée ne pouvait voir ce qui s’était passé au premier rang, mais elle le devinait ; écartant les gens, se frayant un passage, elle avança rapidement ; la foule reculait, des têtes se baissaient, des sourcils se fronçaient ; il y avait des sourires embarrassés, des coups de sifflets railleurs. La mère examinait les visages avec tristesse ; ses yeux questionnaient, suppliaient, appelaient…

— Camarades ! s’écria Pavel. Les soldats sont des hommes comme nous. Ils ne nous frapperont pas ! Pourquoi le feraient-ils ? Parce que nous apportons la vérité nécessaire à tous ? Mais, eux aussi, ils ont besoin de notre vérité… Ils ne comprennent pas encore, mais le temps est proche où ils se mettront dans nos rangs, où ils marcheront non plus sous l’étendard des pillards et des assassins, mais sous le nôtre, sous le drapeau de la liberté et du bien. Et pour qu’ils comprennent plus vite notre liberté, il faut que nous allions de l’avant ! En avant, camarades ! toujours en avant !

La voix de Pavel était ferme ; les mots tombaient nets et distincts, mais l’attroupement s’éparpillait ; les uns après les autres, les gens s’en allaient, qui à droite, qui à gauche, glissant le long des murs et des clôtures. Maintenant, la foule figurait un triangle dont Pavel était la pointe ; au-dessus de sa tête, le drapeau du peuple ouvrier flamboyait. Elle ressemblait aussi à un oiseau noir, qui, déployant ses ailes, resterait aux aguets prêt à s’envoler, et Pavel en était la tête…