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La Mère (Gorki)/1/19

La bibliothèque libre.
La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 113-117).
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Par trois fois déjà, elle avait demandé l’autorisation de voir Pavel ; chaque fois, elle avait essuyé un refus bienveillant de la part du général de gendarmerie, vieillard à cheveux blancs, aux joues écarlates et au grand nez.

— Dans une semaine, bonne femme, pas avant ! Nous verrons cela dans une semaine… aujourd’hui, c’est impossible…

Il était rond et replet et rappelait, on ne sait pourquoi, un pruneau mûr et un peu blet qui commencerait à se recouvrir de moisissures duveteuses. Il grattait sans cesse ses petites dents blanches avec au cure-dents pointu ; ses petits yeux ronds et verdâtres souriaient ; sa voix avait une expression amicale et douce.

— Il est très poli ! racontait la mère au Petit-Russien. Il sourit constamment. Ce n’est pas bien, selon moi… Quand on est général et qu’on s’occupe de pareilles choses, on ne devrait pas ricaner ainsi…

— Oui ! oui ! reprit André. Ils sont gentils, aimables, ils sourient toujours. On leur dit : Voyez cet homme intelligent et honnête, il est dangereux pour nous, pendez-le donc. Ils sourient et pendent l’homme puis ils se remettent à sourire…

— Celui qui est venu perquisitionner valait mieux, il était plus simple ! reprit la mère. On voyait du coup que c’était une canaille…

— On dirait que ce ne sont plus des hommes, mais des marteaux, des instruments pour assourdir le peuple. Ils servent à nous façonner pour que nous soyons d’un usage plus facile pour le gouvernement. Ils ont été eux-mêmes accommodés à la main qui nous dirige ; ils peuvent faire tout ce qu’on leur ordonne, sans réfléchir, sans demander pourquoi.

— Quel ventre il a !

— Oui !… Plus le ventre est plein, plus l’âme est vile…

…Enfin, l’autorisation fut accordée à Pélaguée. Le dimanche venu, elle se rendit au greffe de la prison et s’assit modestement dans un coin. Il y avait d’autres visiteurs dans la pièce étroite et sale, au plafond bas. Sans doute, ce n’était pas la première fois qu’ils étaient là ; ils se connaissaient entre eux. La conversation se traînait lentement, à voix basse.

— Vous savez ? disait une grosse femme au visage flétri, avec une valise sur les genoux, ce matin à la première messe, le maître de chapelle de la cathédrale a de nouveau presque arraché une oreille à un enfant de chœur.

Un individu d’âge mur, vêtu d’un uniforme de soldat, retraité, toussa avec bruit et répliqua :

— Ces enfants de chœur sont de tels polissons !…

Un petit bonhomme chauve, aux jambes courtes, aux longs bras, à la mâchoire proéminente, arpentait la pièce d’un air affairé. Sans s’arrêter, il disait d’une voix inquiète :

— La vie devient plus chère, c’est pourquoi les hommes sont pires que jamais… Le bœuf de seconde qualité coûte quatorze kopeks la livre, le pain deux kopeks et demi…

Parfois entraient des prisonniers vêtus de gris et chaussés de gros souliers de cuir. Quand ils pénétraient dans la pièce à demi obscure, leurs yeux papillotaient. L’un d’eux avait des chaînes au pied.

Il semblait que les visiteurs étaient habitués depuis longtemps à ce spectacle, qu’ils s’étaient résignés à la situation ; les uns restaient assis, les autres montaient la garde, d’autres encore s’adressaient aux prisonniers d’un ton de lassitude. Le cœur de la mère tremblait d’impatience ; elle regardait avec perplexité tout ce qui l’entourait, et la pénible simplicité de la vie l’étonnait.

À côté d’elle se trouvait une petite vieille aux joues ridées et aux yeux jaunes. Elle prêtait l’oreille à la conversation, tendait son cou mince et dévisageait tout le monde d’un air étrangement irascible.

— Qui avez-vous ici ? lui demanda doucement la mère.

— Mon fils, un étudiant ! répondit la vieille d’une voix sonore. Et vous ?

— Mon enfant aussi, un ouvrier.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Vlassov.

— Je ne le connais pas. Il est là depuis longtemps ?

— Sept semaines…

— Et le mien depuis dix mois ! dit la vieille.

Et Pélaguée entendit tinter dans sa voix quelque chose qui ressemblait à de la fierté.

Une dame de haute taille, vêtue de noir, à la figure longue et pâle dit lentement :

— Bientôt on mettra tous les gens honorables en prison… On ne peut plus les supporter.

— Oui, oui, répliqua le vieillard chauve. La patience manque. Tout le monde se fâche et crie et tout augmente de prix… et les gens diminuent de valeur en conséquence… On n’entend aucune voix conciliante…

— C’est parfaitement exact ! dit le militaire. Quelle horreur ! Il faut qu’une voix ferme ordonne enfin : Taisez-vous ! Voilà ce qu’il faut, une voix ferme…

La conversation se fit plus générale et plus animée. Chacun formulait son opinion sur la vie, mais tous parlaient à mi-voix ; et la mère sentait dans ces paroles quelque chose qui lui était étranger. Chez elle, on parlait autrement, d’une manière plus compréhensible, plus naturelle et plus ouverte.

Un gros surveillant à la barbe carrée et rousse cria :

— Femme Vlassov !

Il examina la mère de la tête aux pieds et lui dit :

— Viens !…

Il s’éloigna en boitillant ; la mère avait envie de le pousser, afin d’avancer plus vite. Enfin, dans une petite chambre, elle vit Pavel qui souriait en lui tendant la main. La mère saisit cette main, se mit à rire, en clignant de l’œil, et dit à voix basse :

— Bonjour… bonjour !

— Calme-toi, maman ! dit Pavel en lui rendant son étreinte.

— Oui… oui…

— Mère ! dit le surveillant, éloignez-vous un peu pour qu’il y ait une distance entre vous… C’est le règlement…

Il soupira et bâilla. Pavel demanda à Pélaguée des nouvelles de sa santé, de la maison… Elle attendait d’autres questions, elle les chercha dans les yeux de son fils, mais ne les trouva pas. Comme toujours, il était calme ; plus pâle seulement, et ses yeux semblaient plus grands.

— Sachenka t’envoie ses salutations, dit-elle.

Les paupières de Pavel tressaillirent et s’abaissèrent. Son visage s’adoucit et s’illumina d’un sourire. Une amertume aiguë tenailla le cœur de la mère.

— Te laissera-t-on bientôt sortir ? reprit-elle avec une irritation soudaine. Pourquoi t’a-t-on arrêté ? Car ces feuillets ont fait de nouveau leur apparition…

Les yeux de Pavel eurent un éclair de joie.

— Vraiment ? s’exclama-t-il.

— Il est défendu de parler de ces choses-là ! déclara le surveillant d’un ton nonchalant. Il ne faut parler que d’affaires de famille…

— Est-ce que ce ne sont pas des affaires de famille, ces choses-là, répliqua la mère.

— Je n’en sais rien. Seulement, c’est défendu. On peut parler de la nourriture, du linge, mais de rien autre, expliqua le surveillant ; cependant, sa voix restait indifférente.

— Bien ! dit Pavel. Parlons de ménage, maman ! Que fais-tu ?

Elle répondit tandis qu’elle éprouvait un sentiment de jeune audace :

— Je porte à la fabrique toutes sortes de choses…

Elle s’arrêta et reprit en souriant :

— De la soupe, du rôti, tout ce que Maria cuisine… et toute espèce d’autre nourriture…

Pavel avait compris. Son visage se convulsa d’un rire qu’il retint, il rejeta ses cheveux en arrière, et il dit, d’une voix caressante qu’elle ne lui connaissait pas :

— Ma bonne, ma chère mère… comme c’est bien ! Je suis heureux que tu aies une occupation… tu ne t’ennuies pas. N’est-ce pas, tu ne t’ennuies pas ?

— Et quand les feuillets ont reparu, on m’a aussi fouillée ! déclara-t-elle, non sans forfanterie.

— Encore ! cria le surveillant qui se fâchait. Je vous dis que c’est interdit ! On prive un homme de sa liberté afin qu’il ne sache rien, et toi, mère, tu bavardes. Il faut comprendre que ce qui est interdit est interdit.

— Eh bien, ne parle plus de cela, maman ! dit Pavel, Matvé Ivanovitch est un brave homme, il ne faut pas l’irriter. Nous nous accordons bien ensemble… C’est par hasard qu’il assiste aux entrevues aujourd’hui ; d’habitude, c’est le directeur qui est là. Et Matvé Ivanovitch a peur que tu dises des choses superflues…

— La visite est finie ! déclara le surveillant en regardant sa montre.

— Merci, maman ! dit Pavel. Merci, ma chérie ! Ne sois pas inquiète… je serai bientôt libéré…

Il l’étreignit avec force et l’embrassa ; la mère, heureuse et touchée, se mit à pleurer.

— Séparez-vous ! s’écria le surveillant, et il reconduisit la mère tout en grommelant :

— Ne pleure pas… il sortira bientôt ! On relâchera beaucoup de monde… il n’y a plus de place… ils sont trop ici…

À la maison, elle dit au Petit-Russien :

— Je lui ai parlé adroitement… il a compris…

Puis elle soupira avec tristesse :

— Oui, il a compris, sinon, il ne m’aurait pas embrassée comme il l’a fait… c’était la première fois…

— Ah ! dit André en riant. Les gens désirent toutes sortes de choses, mais les mères ne demandent que des caresses…

— Mais si vous aviez vu les autres visiteurs ! s’écria-t-elle soudain, reprise par l’étonnement. On dirait qu’ils y sont habitués. On leur a pris leurs enfants pour les mettre en prison et cela ne leur fait rien. Ils viennent, ils s’asseyent, ils attendent, ils causent entre eux. Du moment que les gens instruits s’accoutument si bien à cela, que dire alors des ouvriers ?…

— C’est bien naturel ! répondit le Petit-Russien avec un sourire. La loi est tout de même plus douce pour eux que pour nous… et ils ont plus besoin d’elle que vous. Aussi, quand la loi les atteint, ils se contentent de faire la grimace, mais pas trop… La loi les protège un peu tandis que, nous autres, elle nous lie, afin que nous ne puissions pas ruer…