Mémoires de Mademoiselle de Bonneval
A curiosité fut le seul apanage.
Dont Ève dota les Humains,
Et tous au fond du cœur nous avons quelques grains
- De ce commun héritage.
Le Vayer avoit fait un Livre :
- Barbin, pressé de le payer,
Lui jura sur son Dieu qu’il n’y pouvoit pas vivre ;
Que quoique décoré du nom de Le Vayer,
Le titre n’avoit point amené de pratique
- Et que le Livre tout entier
Gisoit encor dans sa Boutique,
D’où bien-tôt il feroit le saut chez l’Épicier.
Le Vayer qui prenoit, pour un tour du métier,
Ce compliment trop véridique,
Veut par ses propres yeux s’éclaircir de ce fait,
- Il entre & trouve qu’en effet
Barbin, hélas ! quoique Libraire,
- Sur ce sujet,
- N’avoit été que trop sincère.
Père Barbin, dit-il, un peu de patience,
Avant qu’il soit deux jours, ou je suis un coquin,
Je prétens voir ici venir en affluence
Et l’honnête-Homme & le Faquin.
Si vous vouliez toujours… oui, oui, dit le taquin,
- Il faut encor payer d’avance…
Il le fit, & l’Auteur obtint une
- Défense
- De vendre le susdit Bouquin…
Avis aux Curieux ; on y court ; on s’empresse :
La vente prend un tour heureux :
Le Livre tous les jours se vend de mieux en mieux,
Et va tout de nouveau faire gémir la presse
- Aux dépens de mes Curieux.
- Puissiez-vous, ami Lecteur,
- Être pris par la même amorce ;
- Ne cherchez ici que l’écorce ;
Si vous voulez du beau, néant & serviteur.
E vous obéïs, Monsieur :
votre curiosité
sera satisfaite ; vous
la borniez à sçavoir
l’histoire de l’aimable
personne dont vous
m’avez quelquefois entendu parler.
Je vous accorde plus que vous
ne me demandez ; vous aurez encore
la mienne, où vous allez
voir mon cœur à découvert. Il
n’est plus en mon pouvoir de
vous dissimuler le sujet de ces soupirs & de cette mélancolie
dont vous m’avez fait si souvent
la guerre infructueusement.
Puisque vous avez gagné sur moi
que je vous mette par écrit le
détail de ces avantures que vous
me demandez, je ne puis le faire
sans vous conter en même tems
les miennes ; elles font inséparables.
Vous m’allez voir érigé en
héros de nos Romans modernes :
je croi déjà vous entendre rire du
personnage que je vais jouer. Est-il
possible, direz-vous ? Quoi, ce
Philosophe auroit aussi senti la
puissance de l’Amour ? Oui, Monsieur,
très-possible ; eh, qui n’a
pas éprouvé le pouvoir de ce
petit Dieu ! Il nous attend souvent
où nous l’attendons le
moins.
Un des jours de l’été dernier, je me trouvai dans le jardin du Palais Royal ; j’étois seul, & je vous avoue que je ne fus pas long-tems sans chercher Compagnie. Nous ne sommes pas les derniers à nous ennuyer de nos propres idées. L’homme est fait pour la société. J’apperçus de loin de B*** & le jeune de N***. Je courus à eux, & nous liâmes conversation. Après quelques tours de promenade, nous prîmes place sur un banc à côté de deux Dames qui y étoient déjà. Notre entretien rouloit sur les pièces de théâtre. Vous connoissez de B*** ; il fait des vers, c’est tout dire. Il trouva le moyen d’enchâsser ses ouvrages dans la conversation, déjà fort ennuyeuse par elle-même, & ce fut à ne point finir. Apparemment que les Dames nos voisines s’ennuyèrent de nous entendre ; car la plus âgée se leva assez brusquement, & dit à la jeune, assez haut pour que nous n’en pussions prétendre cause d’ignorance, Ce sont des Auteurs : quel ennui !
Le départ de ces Dames m’affligea ; la beauté & les grâces de la jeune m’avoient attaché. Son absence me causoit déjà des regrets. Pour que les choses soient dans les règles, je vois qu’il faut vous faire le portrait de ces Dames ; je ne sçai pourtant pas trop si c’est ici la place de ces portraits : à tout hazard je vais les y mettre : je n’aime pas à retourner sur mes pas, & dussent-ils être mal en cet endroit, contentez-vous d’une ébauche.
La plus âgée étoit la tante de l’autre, femme d’environ trente-cinq à quarante ans, qui a été autrefois assez belle, pour le paroître encore aujourd’hui, & qui est aujourd’hui assez curieuse de plaire, pour s’imaginer qu’elle plaira toujours. Au surplus, Madame de Valpré (c’est son nom) est une Veuve fort aimable, & que j’aurois peut-être aimée, si je n’eusse pas vû sa Nièce. De quoi s’avise-t-elle aussi d’être Tante ? Le brillant de son esprit & de ses manières me plut, mais les grâces simples & naïves de Mademoiselle de Bonneval sa Nièce, m’enchantèrent.
Un Amant qui se pique de conter fidèlement son histoire, devroit être, ce semble, dans l’obligation de rendre compte des mouvemens de son cœur, en même tems qu’il raconte les évenemens qui peuvent les faire naître. Sur ce pied-là, je devrois ici vous décrire les vives impressions que les charmes de cette aimable personne firent tout-à-coup sur mon cœur ; je le sçai, mais dispensez-moi de ce devoir. Je vous exprimerois foiblement ce que l’âme sent avec transport. Ces sentimens délicieux qu’il faut éprouver pour les bien connoître, on perd à vouloir les définir.
Toute mon attention étoit donc fixée sur Mademoiselle de Bonneval. Mes regards cherchoient à rencontrer les siens ; mes yeux suivoient le mouvement de ses yeux ; je me laissois aller au penchant flatteur qui entraînoit mon cœur vers cet aimable objet ; & loin de me précautionner contre ce plaisir dangereux, je ne le regardois que comme un hommage sans conséquence que je rendois aux grâces de cette adorable Mortelle. Je m’y livrois sans réflexion : pourquoi l’Amour, qui s’insinue dans le cœur avec des charmes si séduisans, se repent-il sitôt des plaisirs qu’il y cause ? On seroit trop heureux, si tous les momens qui suivent une passion, ressembloient à celui qui la voit naître : mais hélas ! Ils sont presque toujours marquez par les inquiétudes & le désespoir. Pardonnez ces réflexions à un Amant qui n’a connu de l’amour que ses désagrémens & ses malheurs.
Je le comparerois volontiers, ce petit Dieu malin, à ces folets qui pendant la nuit présentent aux yeux des voyageurs égarez, un chemin agréable, qui les jette dans un abîme, & de rire (dit-on) quand ils y voyent tomber ces malheureuses victimes de leur malignité. Voilà l’Amour ! Il nous conduit par un chemin semé de fleurs jusqu’au bord du précipice, nous y pousse, & rit des larmes que le cruel fait couler. Il daigne pourtant les essuyer quelquefois. S’il en étoit besoin, vous pourriez lui rendre ce témoignage, vous, pour qui il n’eut jamais de caprice. Heureux mortel ! Vous ne formez des désirs que pour les voir accomplis, vous riez des peines des Amans ; & moi, si je redevenois amoureux, je rirois de vos plaisirs. Ce sentiment vous surprend : chacun pense différemment sur ce chapitre. Je croi pour moi, que des plaisirs qui ne sont pas achetez par des peines, ne méritent pas ce nom : l’habitude familiarise, on ne désire plus : la sensibilité s’émousse : plus de plaisirs.
Quel écart ! Vous vous appercevez aisément que je ne suis plus soupirant ; je l’ai été : mon rôle ne m’est pas échapé, j’y reviens. Je n’oublie pas que je vous dois le portrait de Mademoiselle de Bonneval.
Vous avez lû des Romans quelquefois : belle demande, m’allez-vous dire ! Qui n’a pas vû de cela ? Vous y aurez trouvé des portraits de belles personnes ; ils y fourmillent. Eh bien, tâchez de vous rappeller quelques-uns de ceux qui vous ont le plus frapé : rassemblez tout l’enjouement, tout l’esprit, toute la vivacité de la Brune la plus piquante ; joignez-y les grâces touchantes, la noblesse des sentimens, la délicatesse d’esprit, la constance, & toute la tendresse d’une Blonde charmante ; vous voyez Mademoiselle de Bonneval ; vous voyez ses appas & son cœur : je n’outre rien, fiez-vous à un Amant revenu des erreurs de l’amour. Il n’est pas aveugle sur le chapitre de sa Maîtresse, je vous endors ; trêve de digressions : revenons.
Je vous ai dit tout le plaisir que je prenois à contempler Mademoiselle de Bonneval ; c’étoit le premier essai que je faisois de la sensibilité de mon cœur. Jugez par-là de la peine que me causoit son départ ; mais l’amour ingénieux à me tromper, me déguisa le véritable sujet de ce trouble qu’elle laissoit dans mon cœur, sous le spécieux prétexte du ressentiment qu’il falloit donner à l’espèce d’injure que l’on venoit de nous faire en nous traitant d’Auteurs. Le jeune de *** enrageoit ; de B***, qui sentoit toute la justice du reproche, ne disoit mot ; j’y étois pour rien, n’importe ; je pris vivement le parti des offensez : je fis plus ; je me chargeai du soin d’en tirer vengeance ; vengeance pourtant fort douce, & qui se bornoit à connoître ces aimables personnes. Je les abordai au coin d’une allée : Mille pardons, leur dis-je, Mesdames, si je trouble votre solitude. Je ne sçai qui de vous deux a oublié sa tabatière sur le banc que vous venez de quitter, je vous la rapporte ; j’étois bien sûr qu’elles trouveroient les leurs, puisque c’étoit la mienne que j’avois prise pour servir de prétexte à lier conversation. On voulut voir la tabatière trouvée ; elle va des mains de l’une dans celles de l’autre. On la trouve jolie ; on pousse même la curiosité, jusqu’à vouloir goûter du tabac qu’elle renferme. Insensiblement nous entrâmes dans une conversation plus réglée : je trouvois tout ce qui peut satisfaire l’esprit & le cœur ; mais je sentois que quel que chose pouvoit me rendre plus content ; c’étoit la liberté d’entretenir tête-à-tête la charmante Niéce. Je faisois de vœux au Ciel, pour qu’il envoyât quelqu’un qui voulût me tirer d’embaras. Mes vœux furent exaucez : une espèce de Robin vint nous aborder ; après avoir voltigé pendant quelque tems de la Tante à la Niéce, & de la Niéce à la Tante, il vit bien qu’il ne seroit pas aisé de me débusquer : (je parlois à la jeune) il prit son parti, & s’attacha à la Tante.
Me voilà libre ! Tant que la conversation avoit été générale, j’avois mille choses à dire à ma charmante Brune. La liberté de parler, m’ôta la facilité de m’exprimer. Je gardois le silence, en revanche mes yeux étoient avidement fixez sur elle, & mon admiration étoit partagée entre son esprit & ses charmes.
Nous gagnions insensiblement la porte : j’étois si préoccupé, que je ne m’en apperçus que quand nous fumes dans la seconde Cour. Eh quoi, dis-je, à Mademoiselle de Bonneval, déjà se retirer ! Voilà l’heure brillante de la promenade. Vous perdez, Mademoiselle, à une retraite si précipitée : que voulez-vous, me répondit-elle ? C’est ma Tante qui nous conduit, & elle se laisse mener par Monsieur : (elle parloit du Robin.) Je remarquai qu’elle dit cela d’un petit air mécontent qui me fit jetter les yeux sur notre conducteur, que je n’avois pas trop envisagé jusqu’alors. Si j’avois été moins occupé des charmes de Mademoiselle de Bonneval, j’aurois facilement reconnu qu’il ne me voyoit pas d’un œil tranquille tenir la conversation avec une personne sur laquelle je jugeai qu’il croyoit avoir quelques droits. Il jettoit sur nous des regards inquiets, & m’examinoit avec une attention qui m’auroit diverti, si l’inquiétude que me causoit le départ précipité de mon aimable Brune, me l’eût permis. Je fus mortifié de n’avoir pas mieux profité des momens précieux que je venois de passer avec elle. Il n’étoit plus tems ; les Dames montèrent en carosse, elles me saluèrent froidement, & le carosse partit : je restai sur le pas de la porte les bras croisez ; le carosse disparut bien-tôt à mes yeux. Elle part donc, m’écriai-je douloureusement, & par un mouvement involontaire ! Je réfléchis sur cette impression de tristesse que ce départ subit laissoit dans mon cœur. Je vis bien que cette tristesse n’étoit pas le seul sentiment que cette retraite y excitoit, & qu’elle le partageoit avec des mouvemens qui m’étoient inconnus, que ce cœur seroit long-tems sensible au souvenir de cette aimable personne, & payeroit cher ce moment de plaisir que m’avoit causé sa rencontre. Je rentrai dans le Jardin, peu curieux de rejoindre mes amis ; je m’éloignai de l’allée la plus fréquentée : l’idée de l’aimable Bonneval étoit la seule qui m’occupoit ; les momens couloient dans cette douce occupation, sans que je m’en apperçusse.
L’espoir de revoir cette aimable personne me conduisoit tous les jours au Palais Royal, mais toujours inutilement : je parcourois le Jardin, j’examinois avec des yeux curieux toutes celles qui portoient des habits semblables au sien ; du plus loin que je les appercevois, mon cœur voloit à elles ; j’y courois, & ma douleur en devenoit plus vive par le déplaisir de voir que je m’étois trompé : insensiblement le Jardin se desemplissoit, & je n’en sortois jamais que le dernier, desesperé de l’inutilité de mes recherches. Las à la fin d’une assiduité aussi infructueuse, mon amour s’amortit par la difficulté d’en retrouver l’objet : il ne resta plus dans mon cœur qu’un tendre souvenir de Mademoiselle de Bonneval.
Tel étoit l’état de mon cœur, quand l’amour vint en troubler la tranquillité par une nouvelle attaque, qui rendit à mes feux toute leur vivacité. Madame Royale donna dans ce tems-là une Fête sur l’eau aux trois Reines de France, de Pologne, & d’Espagne : je me laissai entraîner comme les autres par la nouveauté d’un spectacle qui y attira la moitié de Paris ; jugez si l’on devoit y être à son aise. Le divertissement se donnoit vis-à-vis de l’Isle des Cignes ; j’y étois, comme dans l’endroit le plus propre pour satisfaire ma curiosité ; mais la foule y étoit si grande, que je me lassai d’un plaisir qu’il falloit acheter par une incommodité qui m’en ôtoit l’agrément. Que je devrois bien vous faire ici essuyer une petite description de ce Tournois aquatique ! où maint & maint preux Chevalier, après avoir préalablement, addressé ses vœux à la Dame de ses pensées, & donné des preuves éclatantes de sa rare valeur, alla mesurer le sable avec son corps. Que sçai-je, si emporté par l’ardeur de conter, je n’irois pas aussi vous décrire en pompeux galimatias la réception que les Naïades faisoient à ces illustres rameurs. Voilà pourtant ce que vous n’échaperiez pas si j’étois vindicatif, & dans les règles, je devrois le faire ; mais je bâille déjà en vous menaçant de vous faire bâiller : sortons de cette foule.
Après avoir été bien & dûement secoué & balotté, je fendis la presse ; alors respirant un air plus libre, j’abandonnois volontiers à la curiosité badaude, le plaisir de se faire étouffer, & je tâchois en cottoyant le petit bras d’eau qui sépare l’Isle, de gagner le pont où m’attendoit un carosse, dans lequel j’étois venu. Je marchois à pas lents, il commençoit à faire nuit, mais l’obscurité n’étoit pas assez grande, pour me dérober la vûë d’un spectacle que la générosité ne me permit pas de voir d’un œil indifférent. C’étoit une jeune personne qu’une foiblesse venoit de faire tomber évanouie dans un endroit où, vraisemblablement, elle auroit rendu les derniers soupirs, si mon bonheur ne m’avoit conduit de ce côté-là, qui étoit désert, assez à propos pour la secourir. Je m’approchai d’elle précipitamment ; mes yeux éclairez par l’amour, ne purent la méconnaître. Juste Ciel ! m’écriai-je, c’est elle-même ! C’étoit Mademoiselle de Bonneval. Les pâleurs de la mort avoient pris la place des roses que j’avois vu briller sur son visage ; ses beaux yeux étoient fermez, & cependant elle étoit encore adorable. Je m’empressai en tremblant de la secourir ; je la soutenois d’une main, & de l’autre je lui faisois respirer de l’eau de la Reine d’Hongrie : mon cœur étoit glacé par la crainte ; je l’avois délacée pour lui donner plus d’air : la défaillance ne lui avoit rien fait perdre de ses charmes ; mes yeux les parcouroient avec avidité, & suffisoient à peine à la vivacité de mes sentimens. Elle revint enfin : je lui vis avec transport ouvrir ces beaux yeux ; elle les porta languissamment sur moi, mais sans parler ; elle s’apperçut du désordre où sa foiblesse l’avoit jettée, & me repoussa, doucernent : elle jetta ses regards sur les environs de l’endroit où nous nous trouvions, & frémit de la solitude profonde qui y règnoit. Ses yeux se couvroient de larmes : Ciel, s’écria-t-elle douloureusement : Es-tu le persécuteur de l’innocence ! Où suis-je ? Que vais-je devenir ? Je tâchai de la rassurer. N’accusez pas, lui dis-je, le Ciel d’injustice : il amène à vos pieds un homme qui sacrifieroit sa vie pour vous garantir du moindre danger ; qui connoît le prix de vos charmes, & qui sçait les respecter. Cessez donc de vous livrer à d’injustes allarmes : dissipez vos frayeurs. Ces paroles la tranquillisèrent : ce n’est pas, ajoûtai-je, un inconnu que le hazard offre à vos yeux : je lui rappellai le jour que je l’avois vûë au Palais Royal ; elle me remit. Je me confie à vous, me dit-elle, en me donnant la main ; l’innocence ne sçait pas avoir de défiances ridicules, & vous paroissez agir avec trop de bonne foi, pour ne pas écarter celles que l’on pourroit avoir. Oserai-je me flater que vous voudrez bien justifier des sentimens aussi généreux ? Je n’en exige qu’une preuve. Ah ! lui dis-je, Mademoiselle ; parlez : que faut-il faire ? Elle me répondit que la grâce qu’elle me demandoit, étoit de vouloir la conduire au couvent de St. Me serai-je flatée vainement, ajoûta-t-elle, en me regardant, que vous voudriez bien me faire ce plaisir. Ah ! lui dis-je, Mademoiselle, que me proposez-vous ? Non, vous n’avez pas fait de sérieuses réfléxions sur ce que vous me demandez. Je lui insinuai le mauvais effet que pourroit produire son arrivée dans un Couvent à une heure aussi indûë, que son innocence & sa vertu ne la mettroient pas à l’abri des interprétations malignes que l’on pourroit donner à une pareille démarche. Elle garda pendant quelques momens le silence ; ses fréquens soupirs & ses pleurs témoignaient la situation de son cœur : le mien partageoit sa peine. Je lui dis : À Dieu ne plaise, Mademoiselle, que je vous aye fait une pareille objection pour vous affliger ; le Ciel est témoin de la sincérité de mon zèle ; il est tard, je vous offre un azile, une Dame chez qui je vais vous mener, vous conduira demain où vous souhaitez d’aller. Elle voyoit ma tristesse les pleurs qui couloient malgré moi de mes yeux étoient de sûrs garans de la part que je prenois à son fort, & de la pureté de mes sentimens. Elle accepta mon offre, en me protestant qu’elle n’oublieroit jamais le service que je lui rendois.
Nous marchions toûjours, nous arrivâmes à mon carosse, je l’y fis monter ; nous roulions dans un profond silence ; j’avois le cœur trop serré pour entamer la conversation ; & Mademoiselle de Bonneval plongée dans une profonde mélancolie, n’y paroissoit pas plus disposée que moi. Je fis arrêter le carosse chez une veuve de ma connoissance, dévote de profession, au demeurant fort bonne femme ; elle reçut Mademoiselle de Bonneval comme une brebis égarée, qu’elle devoit empêcher de tomber dans le précipice. Je fis venir à souper, & j’engageai cette aimable personne que la tristesse sembloit accabler, à faire trêve à sa douleur, & à prendre un peu de nourriture ; je ne la quittai qu’après lui avoir promis que je ne manquerois pas de revenir le lendemain pour la conduire où elle souhaitoit d’aller.
En sortant je recommandai à Madame Sellier (c’est le nom de la veuve) d’avoir soin du dépôt que je lui confiois ; elle m’assura que son attention ne démentiroit pas ma confiance ; & puis, ajoûta-t-elle, la gloire de Dieu y est intéressée, je vois que vous voulez la ramener au bien, puisque vous me l’addressez. Je frémis de lui voir une pareille pensée. Ces âmes brûlantes de dévotion sont toujours disposées à penser desavantageusement de leur prochain. Désabusez-vous, lui dis-je, jugez plus favorablement d’une personne vertueuse, que des raisons secrètes obligent de chercher une retraite, dans laquelle je n’ai pû la conduire aujourd’hui. Demain je vous en dirai davantage.
Je croyois la laisser détrompée, il n’en étoit rien ; son zèle s’étoit déjà formé le plan d’une conversion, dont l’infortunée Mademoiselle de Bonneval se trouva la victime. Cette scène heureusement s’étoit passée sur le pas de la porte ; j’aurois été au désespoir qu’elle en eût été témoin. Je n’y pensai plus, & je m’y rendis le lendemain avec l’impatience d’un amant passionné : je me flattois que, puisque le hazard me faisoit retrouver Mademoiselle de Bonneval, c’étoit sans doute pour me récompenser des peines que l’amour m’avoit causées, en me procurant la facilité de les faire connoître.
Séduit par l’idée de mon bonheur futur, je me rendis de bonne heure chez Madame Sellier ; mon premier soin, comme vous pouvez bien croire, fut de demander des nouvelles de ma belle affligée : hélas ! me dit Madame Sellier, elle n’a fait que verser des larmes, & écrire toute la nuit ; je vous assure que vous en serez édifié. Je volai à sa chambre ; elle fut charmée de me revoir, & me demanda si elle pourroit m’entretenir un moment, sans que Madame Sellier y fût ; car elle est, ajoûta-t-elle, d’une curiosité insupportable : hier à peine étiez-vous sorti, qu’elle vint ici me faire mille questions, toujours sous prétexte de vouloir m’obliger ; j’eus toutes les peines du monde à obtenir qu’elle me laissât tranquille. (Je ne vous rapporte ces petites particularitez, que pour vous préparer à la scène qui les suivit de près,) j’assurai l’aimable Bonneval que personne ne nous importuneroit. Elle reprit de cette manière : je me croirois indigne du secours généreux que vous avez bien voulu me donner, si je vous cachois plus long-tems les motifs qui me l’ont fait accepter : hélas ! peut-être n’ai-je déjà que trop tardé à vous les découvrir ; & que penser de la démarche imprudente d’une jeune personne qui ose se confier à un homme qu’elle ne connoît que pour l’avoir vû une seule fois ? Ah ! lui dis-je, Madame, pourquoi me prêtez-vous des sentimens que je suis incapable d’avoir ? Pourquoi voudriez-vous empoisonner par des réflexions injustes le plaisir de vous obliger ? Si je n’ai eu qu’une fois le bonheur de vous voir, il n’étoit pas besoin, pour vous donner toute mon estime, que le hazard vous offrît une seconde fois à ma vûë, vos charmes & vos malheurs vous assurent de pareils sentimens de quiconque aura le bonheur de vous connoître. Elle reçut modestement mon compliment ! Que je serois heureux, poursuivis-je, en la regardant tendrement, si je pouvois me flatter que vous voudrez bien y répondre. Si la reconnoissance la plus sincère peut payer cette estime, me répondit-elle, vous ne l’avez pas accordée à une ingrate. Ah ! repris-je, que ce sentiment répond foiblement à la vivacité des miens : oubliez ce mot de reconnoissance, il offense la délicatesse de mon zèle, & s’il se peut, ne songez au foible service que je vous ai rendu, que comme à une occasion que mon bonheur m’a procurée de vous jurer… Arrêtez, reprit-elle vivement, n’abusez pas de la circonstance malheureuse où je me trouve. Juste Ciel ! mes yeux sont ouverts, je vois l’abîme où m’a jetté ma crédulité : pourquoi m’avez-vous trompée ? En disant ces mots, elle jettoit sur moi des yeux mouillez de larmes. Je fus plus affligé de ces marques de douleur, que du malheureux succès de ma déclaration. Pardonnez, lui dis-je, Mademoiselle, à la violence d’un amour que je consens d’étouffer, s’il vous déplaît ; mais permettez-moi de vous découvrir mon cœur : & si je ne suis pas assez heureux pour toucher le vôtre, plaignez-moi du moins d’être la victime d’une passion que vos yeux ont fait naître. Oui, charmante personne, je vous adore, & cette passion est l’effet de vos premiers regards ; le Palais Royal a vû naître mon amour : depuis le moment cruel qui nous sépara, j’ai langui, je vous ai cherchée par-tout, j’ai soupiré ; je ne vous déguiserai rien, j’ai fait des efforts pour arracher de mon cœur la flâme que vos beaux yeux ont allumé ; votre visage victorieux me suivoit par-tout, & vous vengeoit de la témérité de mes efforts : mais hélas ! je ne le vois que trop, mon amour vous déplaît, mon sort est de brûler pour vous, & de me livrer au désespoir. Je me tus après cette tirade de sentimens romanesques.
Mademoiselle de Bonneval m’avoit écouté tranquillement ; mais je ne sentois que trop que cette tranquillité n’étoit pas d’un heureux présage pour mon amour ; j’attendois sa réponse comme l’Arrêt de ma mort, je respectois son silence, & je ne levois les yeux sur elle qu’en tremblant. Elle me parla en ces termes : Vous voulez donc, Monsieur, me forcer de haïr votre secours, vous voulez que je me repente de la confiance que j’ai en vous ; hélas ! ma faute n’excite-t-elle pas dans mon cœur des remords assez vifs ? Que me reprochez-vous, lui dis-je ? Est-ce vous offenser que de rendre à vos charmes l’hommage qui leur est dû, que de vous jurer un amour dont le respect le plus profond sera toujours la mesure ? Je me rends à ces assurances, reprit-elle ; mais s’il est vrai que je sois assez malheureuse pour vous inspirer de l’amour, travaillez à l’étouffer ; que votre raison triomphe d’une tendresse que je ne puis reconnoître, mon cœur n’est plus à moi ; je vais vous en révéler le secret : heureuse, si je puis, en racontant sa foiblesse, travailler à la guérison du vôtre. Je baissai tristement la tête, & je me préparai à écouter un récit dont la moindre circonstance alloit me désespérer. Elle prit ainsi la parole.
Ous connoissez, Monsieur,
la personne qui cause mes
malheurs ; c’est cette même Dame
avec qui vous m’avez vûë au Palais
Royal : mon père en mourant
la chargea du soin de mon éducation,
& la manière dont elle a
secondé les intentions d’un frère
mourant, restera toujours gravée
dans mon cœur : malgré ses
injustices, elle n’a rien épargné
pour moi ; mais trop persuadée
des obligations que je lui ai, ce
n’est point une reconnoissance, telle
qu’un cœur bien placé, qu’elle
exige de moi, tout le respect,
toute la tendresse possible ne peuvent
la payer ; il lui faut une déférence aveugle pour tous ses désirs ;
souveraine dans ses volontez,
la moindre résistance les irrite,
& sa haine n’est suspendue
qu’en faveur d’une prompte soumission.
Voilà le cas où je me trouve ;
c’est ce caractère inflexible
qui fait aujourd’hui couler mes
pleurs.
Madame de Valpré (c’est le nom de cette tante cruelle) sçait cacher son caractère sous de manières aimables qui la font estimer de tous ceux qui ne la voyent qu’en public ; elle est toujours environnée d’un cercle brillant de personnes de l’un & de l’autre sexe. Avoir de l’esprit & joüer, sont des titres pour être bien reçu chez elle : dans la foule de ceux qui la fréquentoient, mon cœur sçut distinguer un jeune-homme nommé Barneuil, dont le père avoit été le Commis de mon oncle. Il se distinguoit par une douceur qui me charma ; vif, complaisant, spirituel, lui seul il suffisoit pour faire l’amusement d’une compagnie ; le seul défaut qu’on puisse lui reprocher, est l’injustice de la fortune à son égard, défaut pourtant qui n’en est un qu’aux yeux de ceux que la bassesse de leur cœur met fort au dessous de lui. À la vivacité de cette peinture, vous reconnoîtrez facilement le pinceau d’une Amante ; je ne m’en défens pas, je l’aimai dès le moment que je le vis, & mon amour est aussi vif que dans le commencement ; ses qualitez personnelles ne me permirent pas de penser à ce qu’avoit été son père, & mon cœur emporté par la rapidité de sa passion, avoit fait trop de chemin pour qu’une pareille réflexion pût l’arrêter. Quand Barneuil paroissoit, je nageois dans la joye ; s’éloignoit-il, la tristesse m’accabloit ! mon cœur étoit tour-à-tour le théâtre de ces deux passions, & j’ignorois encore que ce fût l’amour qui l’occupât sous leur nom ; mais aidée de ses lumières, je ne restai pas long-tems dans mon ignorance.
Ma tante qui lisoit beaucoup de Romans, faisoit quelquefois des descriptions de cette passion qui m’instruisoient infiniment ; j’étois d’abord assez simple pour m’imaginer qu’elle avoit pénétré mon secret, tant je trouvois de ressemblance entre les descriptions & l’état de mon cœur : je la regardois, je rougissois, je pâlissois ; mais devenue plus habile, il ne me fut pas possible d’ignorer que je grossissois le nombre des sujets de l’amour ; les inquiétudes s’emparèrent de mon cœur aussi-tôt que j’eus découvert la cause de mes agitations : je sentois que pour m’empêcher d’être la plus malheureuse personne du monde, il falloit que Barneuil brûlât pour moi des mêmes feux dont je me sentois pénétrée pour lui : Je n’osois m’en flater.
Quelque tems se passa de la sorte : je voyois tous les jours Barneuil, toujours également aimable, toujours également cher à mon cœur ; je surprenois quelquefois ses regards fixez sur moi, ils me paroissoient tendres & passionnez ; ils livroient mon cœur aux espérances les plus flateuses ; mais son silence me désespéroit. Foibles garans, m’écriois-je, d’un amour que je n’ai point inspiré, regards trompeurs, cessez de me faire illusion, Barneuil ne m’aime pas ; s’il m’aimoit, s’il sentoit pour moi des mouvemens pareils à ceux que je ressens pour lui, tarderoit-il à me les venir déclarer : si je l’avois rebuté par des manières trop impérieuses, l’espoir ne seroit pas interdit à mon cœur ; la crainte de se voir méprisé l’auroit peut-être retenu ; mais mes yeux lui ont cent fois découvert le secret de mon âme, & il se tait… Non, il n’est plus tems de me flatter : malheureuse, j’ai donné entrée dans mon cœur à une passion dont je serai éternellement la victime. Mes pleurs étoient alors mon unique recours ; j’étouffois, je dévorois mon chagrin ; mais mon amour tiroit de nouvelles forces de mes larmes.
Un jour Madame de Valpré avoit prié Barneuil de lui faire la copie d’une petite piéce de vers qu’il nous avoit lûë ; ces vers étoient jolis, ils m’avoient plû ; je lui fis la même prière que ma tante, & dès le lendemain il ne manqua pas de les apporter ; il vint me donner ma copie à une fenêtre où j’étois, il me la présenta d’une main tremblante, & se retira dans l’instant. J’ouvris le papier : un mot que je ne pus lire me fit appeller Barneuil ; je le priai de m’aider à déchiffrer ce mot si difficile ; il prend le papier, jette les yeux dessus, il pâlit, me regarde en soupirant, & tombe dans un fauteuil. La frayeur de voir mon cher Barneuil dans un pareil état, me fit jetter un cri qui attira tout le monde autour de nous : on court, on s’empresse, on le fait revenir. Pour moi, le saisissement m’avoit mis dans une situation peu différente de la sienne, mais que j’eus la constance de déguiser. Barneuil revenu de sa foiblesse, avoit pris ce prétexte pour se retirer. Je restai dans une agitation mortelle jusqu’au lendemain, que Madame de Valpré me fit appeller dans son apartement ; j’y fus avec un pressentiment de ce qui m’alloit arriver ; elle me fit asseoir, & me dit : Ma chère nièce, vous sçavez quelle a toujours été ma tendresse pour vous ; je n’ai pas attendu pour vous la donner toute entière, que la mort de votre père m’en imposât la nécessité ; il se présente une occasion de vous la procurer d’une manière plus sensible : un homme de qualité riche & en place, vous fait demander en mariage ; le parti m’a paru si avantageux, que je n’ai pas balancé à l’accepter ; c’est M. de M… Je frémis à ce mot ; car cet homme dont elle vouloit me donner une idée si avantageuse, est un vieux Conseiller, qui, après avoir passé la moitié de sa vie dans la poussière d’un cabinet, veut employer l’autre à rendre une jeune personne malheureuse. Je ne doute pas, continua Madame de Valpré, que vous n’avoüiez des engagemens que je n’ai pris que dans la vûë de vous rendre heureuse. La surprise que me causa une pareille nouvelle, m’interdit. M. de M… étoit dans un cabinet voisin, il avoit entendu ce que m’avoit dit ma tante, il étoit témoin de mon silence, il le prit pour un consentement, & crut qu’il n’étoit plus besoin que de sa présence pour achever sa victoire. Quel fut mon étonnement, quand je le vis sortir de ce cabinet, & se jetter à mes genoux ! je devois dissimuler, je devois laisser croire que si d’abord je n’écoutois pas favorablement son amour, ma répugnance cèderoit bientôt aux transports d’une passion autorisée par une personne qui étoit maîtresse de mon sort ; que je me serois épargné de larmes ! mais on ne connoît ses fautes que quand elles sont commises, & la raison ne nous éclaire alors que pour nous déchirer par ses remords. Je ne fus pas maîtresse de retenir mon indignation ; je repoussai avec mépris cet Amant séxagenaire. Quoiqu’étourdi par mon action, la vivacité de ses transports n’en fut pas ralentie. Ah ! lui dis-je, en me débarassant de ses bras, c’en est trop, Monsieur, vous me fatiguez, laissez-moi : si vous vous êtes flatté de me voir répondre à vos vœux, perdez un espoir qui vous abuse ; il n’est rien que je ne fasse pour me soustraire à un hymen que j’abhorre. Madame de Valpré voyoit impatiemment les mépris dont j’accablois M. de M… Je lisois dans ses yeux combien ma fermeté la piquoit. Ces derniers mots que j’avois prononcez avec vivacité, la firent éclater. Laissez-la, Monsieur, dit-elle au Conseiller ; elle est indigne de vos soins & du bonheur que vous lui offrez : je sçaurai faire plier son orgueil ; Oui, Mademoiselle, continua-t-elle, en se tournant vers moi, vous fléchirez, ou… Arrêtez, Madame, lui repartis-je, vivement ; je connois tout ce que je vous dois : je me ferai toûjours une loi de vous prouver par ma déférence pour tous vos désirs, que vous n’avez pas obligé une ingrate. Je sçai quels sont les droits que la nature vous donne sur moi, mais mon cœur a les siens, que vous n’oublîrez jamais sans injustice, & que la bonté du vôtre vous fera toûjours respecter. Vous ne vous trompez pas, me dit-elle, d’un air tranquille ; je ne serai jamais le tyran de votre cœur, & j’avoue que j’ai tort de vouloir fixer vos inclinations sur un objet qui les mérite : Monsieur n’est pas cet heureux Mortel ; mais vous pensez tout autrement de Barneuil. Je sentis toute la force du trait qu’elle me lançoit ; mais sûre que personne au monde ne sçavoit mon secret, je lui répondis avec toute la fierté que méritoit un pareil reproche. Que devins-je, quand pour toute réponse, elle me montra une lettre de Barneuil ? Tenez, Mademoiselle, me dit-elle, démentez-en donc ce témoin ; je pris la lettre en tremblant : voici ce qu’elle contenoit.
« La violence de mon amour excuse ma témérité ; mais sans l’heureuse conjoncture qui me fournit aujourd’hui l’occasion de vous faire l’aveu de la flâme la plus vive & la plus sincère dont un cœur puisse brûler, vous auriez toûjours ignoré, que je vous adore. S’il m’est permis d’en croire vos yeux, ils ont entendu le langage des miens ; votre bouche seroit-elle plus cruelle ? Démentiroit-elle ces interprêtes innocens ? Me serois-je flatté ! D’un mot vous pouvez faire, mon bonheur ou renverser mes plus chères espérances ? Dans quelles inquiétudes vais-je attendre la décision de mon sort ! »
Je feignis une indifférence que mon cœur ne sentoit assurement pas, & comme je ne voyois rien dans cette lettre qui dût faire croire que c’étoit à moi qu’elle étoit addressée, je ne craignis point de la désavouer, & je soutins que, puisque Barneuil ne me l’avoit pas donnée, c’étoit sans doute pour une autre qu’elle étoit destinée. La défaillance de Barneuil, sa timidité, ses regards, mes desirs, tout rassuroit mon cœur contre la crainte que ce ne fût pas effectivement à moi qu’elle étoit addressée. Je vous croi, me dit Madame de Valpré ; vous êtes trop sage pour avoir des sentimens indignes de vous : vous n’aimez pas Barneuil, il ne vous aime pas, mais j’en veux une preuve. Je lui répondis que j’étois prête à lui en donner telles preuves qu’elle voudroit : je n’en veux point d’autre, reprit-elle, qu’une lettre que je vais vous dicter. Je sentis alors toute l’imprudence de ma promesse ; je tremblai : mais résolue d’en donner avis à Barneuil avant qu’il pût recevoir cette malheureuse lettre, je fis tout ce que voulut Madame Valpré ; je servis sa fureur d’une manière qui devoit la contenter, & lui ôter tous soupçons, s’ils n’eussent été fondez que sur la lettre de Barneuil ; mais trop habile pour ne pas voir à l’embarras de deux jeunes Amans, ce qui se passoit dans leur cœur, sa pénétration avoit précédé ce témoignage : notre amour étoit une chose dont elle ne doutoit nullement, & elle se faisoit un plaisir malin de m’en imposer par une incertitude affectée : j’écrivis tout ce qu’elle vouloit. Hélas ! je ne sçavois pas que chaque ligne étoit un coup de poignard dont je perçois le cœur du malheureux Barneuil. En voilà assez, me dit froidement ma Tante ; je me retirai l’âme partagée entre le plaisir de sçavoir que celui qui m’avoit attendrie, n’étoit pas insensible, & la douleur d’accabler ce malheureux Amant du coup le plus funeste. Il va croire que je le hais, disois-je ; s’il est aussi vivement épris, qu’il veut me le persuader, j’en juge par moi-même, cette malheureuse lettre que l’on vient de me forcer d’écrire, va le jetter dans le désespoir ! effrayé de mes menaces, rebuté par mes mépris, il détestera son amour, il y renoncera. Réfléxions cruelles ! Quel avenir funeste me faites-vous envisager ? Ah ! détournons, s’il est possible, ce coup inévitable ; mais lui confesserai-je ma foiblesse ? Lui marquerai-je la surprise que l’on a faite à mon cœur ? Mille obstacles se présentoient à l’exécution de ce dessein ; la difficulté de faire tenir une lettre, & celle de l’écrire ; tout cela m’effrayoit, & me fit renoncer à mon projet. Non, reprenois-je, il vaut mieux l’attendre : viens Barneuil, viens me jurer que tu m’adores, & tu verras mes yeux d’accord avec les tiens, t’assûrer que nous brûlons tous deux des mêmes feux.
J’étois encore plongée dans ces pensées, quand ma Tante me fit avertir de me tenir prête pour aller rendre une visite : nous montâmes en carosse, & nous fûmes descendre au Couvent de… Je sentis toute mon infortune à cette vûë fatale : c’est ici, me dit ma Tante avec un soûris moqueur, c’est ici que vous travaillerez efficacement à déraciner de votre cœur la passion que vous avez pour Barneuil ; je n’opposai qu’un silence profond à un procédé aussi injuste : elle me dit en me quittant, vous n’y serez pas long-tems si vous voulez avoir de la raison ; mais si vous vous obstinez à n’écouter qu’un penchant ridicule, n’attribuez qu’à vous-même le séjour que vous y ferez. Au surplus, soyez persuadée que l’idée de votre bien est le seul motif qui me détermine.
Abandonnée dans une chambre que je regardai comme une prison affreuse, je me livrai à toute ma douleur ; je versai un torrent de larmes ; c’est donc pour toûjours, m’écriai-je, que je vais demeurer ici, puisque l’on ne donne d’autre terme à mon exil que la fin de mon amour ! sois-y sensible, cher Barneuil. Je ferai top heureuse ; ma chère Maîtresse, me dit ma femme de chambre en arrosant ma main de ses larmes ; je ne vous quitterai pas ; je vous consolerai : le Ciel l’a sans doute voulu, pour rendre inutiles les mauvais desseins de Madame votre Tante. Je pressai cette fille de me dire ce qu’elle en sçavoit. Eh bien, reprit-elle, apprenez que je ne suis ici que pour épier vos actions & vos paroles : j’en dois rendre un compte exact à Madame de Valpré ; mais je suis heureuse qu’elle m’ait choisie pour servir sa jalousie. Oui, elle est votre Rivale ; j’ai tout appris d’une de ses femmes, & si vous plaisiez moins à Monsieur Barneuil ; vous ne seriez pas si criminelle aux yeux de Madame.
Mes yeux se dessillèrent ; je me rappellai cent petites circonstances qui ne sont rien à des yeux indifférens, mais qui grossisent & portent coup quand on a intérêt de les examiner : j’envisageai avec frayeur ce que me destinoit la haine d’une pareille Rivale ; mais quand je vins à considerer que cette Rivale étoit méprisée ; que Barneuil m’aimoit, & que j’aurois dans ma femme de chambre une confidente zèlée ; que par son moyen je pourrois veiller sur le cœur de mon Amant, & cela avec d’autant plus de sureté, que le titre de Confidente de Madame de Valpré écarteroit les soupçons ; je me trouvai moins malheureuse ; mais je me flattois vainement : quelques diligences que je pusse faire, il me fut impossible d’apprendre des nouvelles de Barneuil ; je ne doutai plus de l’effet de la lettre.
L’incertitude du sort & des sentimens de mon Amant, me plongeoit dans la tristesse ; mes jours couloient dans l’amertume : je voyois quelquefois une Dame Pensionnaire, dont l’air triste me remit. Nous rapportons tout à nous-mêmes, & nous ne jugeons des choses que par les mouvemens dont nous sommes affectez : deux personnes malheureuses sont portées d’inclination l’une pour l’autre ; l’usage de nos peines nous rend sensibles à celles des autres ; nous les plaignons, nous les partageons sans les connoître : la qualité de malheureux fait la moitié du chemin dans l’amitié ; la conformité d’inclinations fait le reste ; c’est-ce que j’éprouvai dans la connoissance de Madame de Boran : c’est le nom de cette chère personne. La perte encore récente d’un Époux qu’elle aimoit tendrement, faisoit couler ses larmes ; la perte d’un Amant me rendoit malheureuse : elle me confia ses douleurs, je ne lui cachai pas le sujet des miennes ; c’étoit dans son sein que je versois mes larmes ; c’étoit dans sa compagnie que j’allois charmer mes inquiétudes. J’eus besoin des conseils de cette chère amie pour soutenir le coup dont la fortune vint me fraper dans ma solitude. Je comptois sur la tendresse de Barneuil ; il m’étoit infidéle : j’appris qu’on l’avoit vû aux pieds de Madame de Valpré ; trop fière pour accorder à son inconstance des sentimens que je me repentois d’avoir donnez à son amour, je rougis de ma passion, je voulus l’oublier ; je crus en être venu à bout, mais mon triomphe ne consistoit qu’à me dissimuler ma foiblesse ; je l’éprouvai bientôt.
Dans un de ces mouvemens de dépit, fortifiez encore par les conseils de Madame de Boran ; je reçus la première visite de Madame de Valpré, je l’entretins avec tant de liberté d’esprit, qu’elle ne douta pas que cette liberté n’eût sa source dans mon cœur ; elle fit adroitement tomber le discours sur le chapitre de Barneuil : je ne démentis pas ce que je m’étois promis à moi-même. Je ne doute pas, me dit-elle, que vous ne soyez parfaitement revenue sur son compte ; vous avez pris des sentimens plus raisonnables ; votre cœur est guéri, j’en suis sûre : d’ailleurs, ma chère Niéce, tu soupirerois pour une chimmère, Barneuil n’est peut-être plus. Je sçais qu’il a pris le chemin d’Italie ; il y sera arrivé assez tôt pour se trouver à la bataille qui vient de s’y livrer ; je sentis alors combien j’étois éloignée de le haïr : ma raison s’évanouit, ma foiblesse resta, quoique persuadée du peu de sincérité de ce que Madame de Valpré venoit de me dire, l’idée qu’elle me présentoit, me fit frémir. Les malheurs que redoute une Amante, sont toûjours à ses yeux des malheurs réels ; la crainte leur prête la réalité que la vraisemblance leur refuse. Je n’aurois pas balancé à croire mon malheur certain, si je n’avois jetté les yeux sur la cruelle Madame de Valpré : les yeux d’une Rivale font perçans. À travers la tristesse dont elle coloroit les circonstances de sa nouvelle, je vis la joye maligne qu’elle ressentoit de ma peine, que j’eus pourtant la force de dissimuler. L’espoir me revint ; la vérité étoit que Barneuil avoit disparu depuis quelque tems ; ma Tante m’avoit soigneusement examinée ; ma fermeté lui fit dire qu’elle ne tarderoit pas à me tirer de ce Couvent.
Madame de Valpré ne se pressoit pas de me tenir parole : depuis trois mois, je n’étois pas sortie de ma prison. Madame de Boran me dit un jour qu’elle vouloit me dissiper, & me mener chez une de ses parentes ; j’acceptai avec plaisir son offre, & quelque précises que fussent les défenses de me laisser sortir, le mérite de Madame de Boran étoit si fort reconnu, qu’on ne fit aucune difficulté de me confier à sa conduite. Je sortis donc avec mon amie ; nous allâmes dîner chez sa parente : de-là nous fumes entendre les Vêpres aux S… je crus distinguer une voix qui ne m’étoit pas inconnue ; je prêtai une oreille attentive : le son de cette voix s’insinuoit dans mon cœur, & y alloit réveiller des sentimens trop tendres, auxquels je ne me livrois qu’en tremblant. L’Office finit, je m’approche ; c’étoit Barneuil : sa pâleur & son habit, tout l’auroit rendu méconnoissable à des yeux moins perçans que ceux d’une Amante : s’il avoit jetté les siens sur moi, il auroit vû ce qui se passoit dans mon cœur. Le cruel disparut ; je m’arrachai avec douleur de cet endroit ; mais j’emportai le trait qui m’avoit percée : je ne cachai pas ma douleur à mon amie : Barneuil, lui dis-je, ce cher objet de ma tendresse, Barneuil vit encore : mais hélas, ce n’est plus pour moi ! Il a eu le courage de s’ensevelir dans une solitude. Hélas ! il ne croit pas avoir laissé dans le monde une Maîtresse sensible à ses peines, qui les partage, qui les ressent plus vivement que lui : son cœur y aura bientôt oublié une foiblesse, qui feule peut faire le bonheur de ma vie. Mon amie me consoloit, & me faisoit espérer, qu’étant libre chez ma Tante, il ne me seroit pas difficile d’avoir quelques éclaircissemens avec Barneuil. On aime à se flatter, je la croyois ; quelque peu de vraisemblance que j’y trouvasse, cet espoir balança la douleur que je sentis en m’éloignant de ma chère amie ; mais les devoirs de l’amitié ne marchent qu’après ceux de l’amour. Je sortis enfin de ce Couvent terrible : je goûtois d’avance le plaisir délicieux, de voir à mes genoux mon Amant plus tendre, me jurer un amour, dont la persécution qu’il venoit d’essuyer, n’avoit fait qu’augmenter la vivacité insensée : je ne faisois pas attention qu’une barrière impénétrable nous séparoit.
J’espérois que quelque coup du sort apprendroit à Barneuil ma situation ; je m’abandonnois à cet espoir enchanteur ; il m’arrivoit quelquefois de tracer sur le papier les sentimens de mon cœur ; je me livrois à tout ce qu’il m’inspiroit ; j’y peignois ses mouvemens avec d’autant plus de liberté, que ma flâme n’étoit pas gênée par la présence de ma Rivale ; j’y parlois à Barneuil ; je me plaignois de son inconstance, je lui reprochois sa crédulité ; foible consolation d’un amour malheureux. Je finissois ordinairement par déchirer ces papiers : un jour j’en laissai un sur ma table ; ma Tante l’y trouva, le lut, & vit avec surprise l’état de mon cœur ; elle vint me montrer ce billet fatal. Sa fureur étoit déguisée sous un air de froideur qui la rendoit encore plus terrible : elle me dit, tenez, Mademoiselle, lisez & niez. Ajoûtez l’imposture au désordre de votre cœur ; j’étois convaincue : je me jettai à ses pieds ; j’embrassois ses genoux. Vous sçavez, lui dis-je, ma foiblesse ; je voudrois en vain vous la cacher : vous voyez les effets d’un penchant malheureux que je n’ai pû vaincre. Hélas ! Sommes-nous libres de donner notre cœur ? Si cela étoit, ce ne seroit que votre choix qui disposeroit du mien : soyez sensible à la pitié que mon état doit vous inspirer ; que les pleurs dont j’arrose cette main, désarment votre colère. Soyez pour moi une mère tendre & compatissante ; vous en tenez la place : ayez-en les sentimens. C’est ainsi que je tâchois de la fléchir ; mais sourde à mes prières, elle me répondit avec un soûris forcé : Non, Mademoiselle, je ne serai plus votre dupe ; vous ne vous êtes que trop jouée de ma crédulité ; je n’ai qu’un mot à vous dire : il faut ou épouser Monsieur de M… (cet autre ennemi de mon repos, avoit recommencé ses persécutions depuis mon retour) ou retourner au Couvent. Je vous laisse le choix, mais je ne vous donne qu’aujourd’hui pour vous résoudre : adieu, Mademoiselle, songez-y. Elle sortit en disant ces mots, & me laissa en proye à toute ma douleur : j’irois, me dis-je alors, m’enfoncer dans un Couvent, d’où je fuis sûre de ne sortir jamais ; j’irai me forger des douleurs pour toute ma vie. Ah ! Si je croyois y retrouver l’heureuse indifférence que mon cœur a perdue, j’y volerois ; mais l’amour n’y est que plus cruel : c’est dans le sein de la tranquillité qu’il exerce son empire avec le plus de violence. Hélas ! je ne l’ai que trop éprouvé ; mais me lier par des nœuds éternels à un homme que je déteste, Ciel, quelle alternative ! Oui, je sens que je le haïrois toûjours ; mon aversion étoufferoit mon devoir, & me formeroit un tissu de jours malheureux. Cette condition ne me présentoit rien que d’horrible, non pas certainement pour l’exécuter, mais dans l’espérance qu’en faveur de mon consentement, on m’accorderoit du moins quelque tems de liberté ; mais Madame de Valpré qui pénétroit dans mes idées, qui voyoit toute mon aversion pour celui à qui je consentois de donner la main, sentit la conséquence d’un pareil retardement, & voulut qu’une prompte exécution ne me donnât pas le tems d’envisager les suites de l’engagement que j’allois prendre.
Je devois être la plus malheureuse personne du monde, puisque c’étoit le jour de mon hymen avec Monsieur de M… Ce Conseiller transporté de joye de toucher enfin au moment qui devoit m’unir à son sort, s’étoit relâché en faveur de cette union prochaine, de son humeur sédentaire & ténébreuse. Il avoit voulu me régaler du spectacle qui vous avoit attiré comme vous dans l’Isle : je suivois mon tyran avec horreur, & je ne pensois qu’en frémissant, au joug qu’il alloit m’imposer. Je n’attendois de secours que de mon désespoir : ce désespoir m’anima, & me donna la hardiesse de former la résolution de fuir au bout du monde, plutôt que de tenir la parole que l’on m’avoit arrachée. La confusion qui regnoit par-tout, ne me fit voir que de la facilité dans l’exécution d’un pareil projet. Amour, m’écriai-je, Dieu cruel, que je ne connois que par les maux que tu m’as fait ; suspends pour un moment tes rigueurs : seconde le courage d’une Amante timide. Je me glissai dans la foule, résoluë d’aller chercher dans les bras de ma chère de Boran, la tranquillité que l’on me refuse dans le sein de ma cruelle famille. L’envie de gagner au plutôt le Couvent, me prêtoit une force nouvelle ; je marchois avec toute la vivacité possible ; mais cette vivacité qui m’étoit étrangère, s’éteignit. La crainte qui m’agitoit, épuisa mes forces ; je tombai mourante dans l’endroit où vous m’avez trouvée. Voilà, Monsieur, ma malheureuse histoire ; je vous ai peint fidélement les différentes situations de mon cœur : je vous en ai dévoilé les foiblesses : je ne veux pas les excuser ; & vous voyez par l’exposition naïve que je vous en ai fait, que je ne cherche pas à me déguiser le jugement que vous en devez porter, mais c’est l’amour qui les a fait commettre : si votre raison me condamne, j’en appelle à votre cœur.
Hélas, lui dis-je tristement, qui connoît mieux que moi le pouvoir de ce penchant invincible ! Vous voyez, reprit-elle, quels font mes sentimens ; ce n’est pas avec vous que je prétens les farder : votre générosité me dispense de cette contrainte. Ah, lui répondis-je, conservez-les à l’heureux Barneuil ; conservez-lui précieusement votre cœur ; il le mérite. Il doit être la récompense de sa fidélité.
Vous vous étonnerez, Monsieur, de voir un Rival parler de la sorte ; mais que votre surprise cesse. Sçachez que je ne suis plus Amant ; une compassion tendre & généreuse a pris dans mon cœur la place de l’amour : je voyois bien que Mademoiselle de Bonneval n’avoit affecté de changer ses sentimens pour Barneuil, qu’afin de me faire renoncer aux miens ; & j’aurois cru abuser de la confiance d’une aimable fille ; qui me découvroit avec tant de franchise les playes de son cœur, si je n’avois étouffé une tendresse qui eût pû ôter à l’envie que j’avois de rendre service à Mademoiselle de Bonneval, l’idée de désintéressement qui devoit en être le seul motif. J’en dis trop ; je vous tromperois si je voulois vous persuader que je vins à bout de remporter une si grande victoire ; je me tromperois moi-même si je le pensois ; mais sous le nom spécieux de compassion, l’amour (le mot est lâché) l’amour ne perd rien de ses droits : il les exige avec plus d’empire ; on les lui accorde avec moins de répugnance. Hélas, reprit Mademoiselle de Bonneval, de quoi me servirat-il de m’être soustraite à une autorité tyrannique, si Barneuil toûjours prévenu de ma dureté, s’immole à son désespoir ; toûjours retenue par les devoirs trop séveres d’une bienséance inflexible, je me suis bornée à gémir. La seule idée d’informer Barneuil de mon sort, me faisoit trembler ; mais pour sauver un Amant dont le sort doit décider du nôtre, l’honneur ne défend point d’employer des moyens qui n’offensent pas le vôtre. Je me reproche tous les momens qu’il passe dans la peine, & comment lui faire sçavoir que mon cœur n’est pas complice du honteux artifice dont il est la victime ? Cette réfléxion fit couler ses pleurs ; ils me pénétrèrent. Séchez, lui dis-je, ces larmes, elles sont trop précieuses pour les verser sans sujet ? En avez-vous besoin pour attendrir mon cœur ? Ignorez-vous le pouvoir que vous avez sur lui ? Parlez. Faut-il aller arracher Barneuil de sa solitude ? Faut-il l’amener à vos pieds ? Vous l’y verrez bientôt.
Je voulais mettre mon cœur au point de ne pouvoir s’en dédire ; l’y voilà. Je me charge d’une lettre pour Barneuil : je vôle à son Couvent ; je le demande, il paroît ; sa pâleur & son abattement montroient la situation de son âme. Mon cœur tressaillit en le voyant : je ne pus me défendre d’un mouvement d’envie que la générosité s’efforçoit envain d’étouffer : heureux rival, disois-je, que tu ne t’attens gueres aux douceurs du sort qu’on te prépare ; tes douleurs vont disparoître, la mienne restera : je suis de moitié dans tes sentimens. Que ne puis-je de même partager ton bonheur ! Passez légèrement, Monsieur, sur ces sentimens-là : ce ne sont que des bluettes d’un amour qui se débat, & qui est aux abois : vous ne croiriez pas que j’eusse aimé, si de tems en tems ma flâme ne s’échapoit : revenons à Barneuil ; il fut surpris de me voir ; il me demanda doucement ce que je désirois de lui ; je lui fis sentir qu’un Révérend qui étoit à côté de nous, pourroit nous entendre, & qu’il n’étoit pas à propos qu’il fût instruit du sujet qui m’amenoit : nous passâmes dans le jardin, & là nous étant assis sur un banc, après un moment de silence, je lui demandai s’il connoissoit Mademoiselle de Bonneval. Ma question le surprit & le troubla : je l’entendois soupirer ; il m’envisageoit tristement, & sembloit chercher à démêler dans mes yeux le motif de ma curiosité : il baissoit aussi-tôt les siens, puis les rélevoit & les fixoit sur moi avec une nouvelle attention : une espèce de frémissement m’annonçoit son action avant qu’il les eût levez. Je vis le moment qu’effrayé du danger qu’il croyoit courir avec un étranger qui eût pû abuser de sa confiance ; il alloit fuir, je vis son dessein ; j’eus pitié de son inquiétude ; je le retins : Rassurez-vous, lui dis-je, Monsieur, je vois la cause de votre silence, mais je ne suis pas ce que vous pensez. Je viens vous consoler : je vous apporte des nouvelles de Mademoiselle de Bonneval ; en même tems, je lui présente la lettre de son Amante : il l’ouvre en tremblant, & la lit avec avidité ; j’examinois son visage ; j’y distinguois une succession rapide des différens sentimens que cette lecture excitoit dans son cœur. Il acheva de lire, mais ce fut pour tomber dans une rêverie profonde : je voyois des larmes qui couloient de ses yeux ; j’attendois qu’il ouvrit la bouche ; il sembloit avoir oublié qu’il me devoit une réponse. Je lui dis : Eh bien, Monsieur, que voulez-vous que je réponde à Mademoiselle de Bonneval ? Il sortit de sa rêverie, & m’en fit des excuses : dois-je croire, me dit-il, ce que cette chère personne me mande ? Est-il bien vrai qu’on l’ait forcée de m’écrire cette lettre fatale, qui m’a causé tant de chagrins ; les persécutions qu’elle a souffert pour moi, me font ressentir plus vivement mes peines : mais s’il est vrai qu’elle soit touchée de mes maux, je les oublie ; j’oublie que je suis & que je serai toute ma vie, le plus malheureux des hommes, puisque je ne puis plus avoir que des espérances criminelles : mais Monsieur, puisque vous avez le bonheur d’approcher de cette chère personne, dites-lui… Que ne pouvez-vous lire dans mon cœur ? Que ne puis-je moi-même lui peindre avec les couleurs les plus vives, toutes les passions dont il est le théâtre… ? Je m’égare ; la passion est plus forte que ma raison. Hélas ! Pourquoi Mademoiselle de Bonneval m’a-telle tiré d’erreur ; je la croyois mon ennemie, je combattois ma passion ; j’en aurois peut-être triomphé ; mais elle m’apprend qu’elle m’aime au moment qu’elle jure au pied de l’Autel de n’en aimer jamais d’autre que mon Rival. Adieu, Monsieur, continua-t-il en se levant ; j’ai honte de vous avoir montré tant de foiblesse. Je jugeai que Mademoiselle de Bonneval s’étoit fait un plaisir de lui laisser ignorer sa situation présente, pour le surprendre plus agréablement, en lui apprenant de bouche, qu’il pouvoit encore prétendre à sa main ; je me serois voulu du mal, si je l’eusse laissé dans le désespoir, pouvant l’en retirer : je lui appris que Mademoiselle de Bonneval ne redoutoit plus le malheur de se voir unie au Conseiller : je lui contai de quelle manière le hazard m’avoit procuré sa connoissance ; il m’écouta froidement, me demanda mon adresse, je la lui dis, & nous nous quittâmes.
Je ne sçavois que penser de cette indifférence ; je retournois chez Madame Sellier assez embarrassé sur la manière dont je devois faire le récit de mon embassade. Parler de la froideur avec laquelle Barneuil m’avoit quitté, c’était mettre le poignard dans le sein de sa Maîtresse : le peindre tendre, amoureux, passe encore ; mais fidèle, c’étoit trop promettre ; je ne devois pas m’en inquiéter, je devois avoir une scène bien différente.
Je trouvai tout le voisinage en rumeur, & des éclats de rire que j’entendois faire de tous côtez, me portèrent à en demander la cause : j’appris que le Commissaire venoit d’enlever une jeune fille chez Madame Sellier ; chez Madame Sellier, dis-je, en moi-même tout troublé, elle ne loge que Mademoiselle de Bonneval. Juste Ciel ! détourne ce malheur de dessus cette chère personne : je montai au plus vîte chez la Veuve ; les genoux me manquoient ; la porte n’étoit qu’entr’ouverte : deux personnes parloient avec action ; j’eus la confiance de prêter l’oreille à leurs discours : j’entendis la voix de Madame Sellier, elle reprochoit amèrement à un homme, que je lui entendis appeller Monsieur le Brun, le tort qu’il venoit de lui faire dans le quartier, en l’exposant aux coups de langue des railleurs. Eh ! quoi ; Madame, reprenoit gravement ce Monsieur le Brun. Qu’est devenu votre zèle ? Vous repentez-vous d’avoir prêté la main à une œuvre de charité envers votre prochain ? Votre piété ne devroit-elle pas vous mettre au-dessus de pareilles craintes, quand vous travaillez pour la gloire de Dieu ? Avez-vous à répondre de vos actions au monde ? Allez, Madame Sellier ; je vois bien que je me suis trompé, quand je vous ai regardé comme la plus fervente de mes Pénitentes. À ces mots prononcez d’un ton décisif, je ne pus méconnoître le Directeur de Madame Sellier. La Dévote frappée du reproche, alloit répliquer ; mon impatience ne me permit pas d’écouter plus long-tems : tout sembloit conspirer à me confirmer dans mes doutes, je voulois m’éclaircir, & l’idée seule de cet éclaircissement me faisoit trembler : je me refusois avec horreur à la connoissance d’une chofe que je croyois très-possible ; mais que je n’osois regarder comme certaine. Il falloit pourtant le sçavoir : j’entrai en frémissant dans l’apartement de Madame Sellier. Le premier objet qui me frappa, fut le Directeur : l’idée de ce personnage me sera toûjours présente. Figurez-vous un homme haut de six pieds, un long visage maigre & pâle, un front livide, d’épais sourcils qui ombrageoient des yeux creux, un nez énorme, voilà son visage. Son esprit ne démentoit pas l’idée que l’on s’en formoit à la premiere vûë. Il parloit sententieusement, & débitoit ses pensées comme des oracles ; sa main d’accord avec un roulement d’yeux étudié, sembloit annoncer l’interprête des volontez du Ciel : au reste très-honnête homme, & possédant parfaitement l’art de conduire les âmes dévotes dans le chemin du salut par une route toute contraire à celles des autres Directeurs : ceux-ci vous font sentir doucement le danger des passions, & exercent une aimable tyrannie sur les cœurs ; lui, vous effrayoit par des peintures terribles des suites d’une complaisance trop aveugle pour ses inclinations. Quelle différence ? l’un est un maître impérieux, l’autre est un agréable confident ; ainsi l’on parvient à son but par des voyes différentes.
Je m’écarte pourtant avec mes portraits ; je sors de mon sujet : mais j’y reviens. Après avoir jetté les yeux en passant sur cette figure extraordinaire, je les portai sur Madame Sellier, que mon apparition subite venoit d’interdire. Malgré le trouble qui m’agitoit, je sçus me composer assez pour lui demander froidement, si Mademoiselle de Bonneval étoit visible ; ma question acheva de la déconcerter. Elle se tourna du côté du Directeur ; cherchant dans ses yeux la réponse qu’elle devoit me faire. Je la prévins ; parlez, lui dis-je vivement, est-elle à sa chambre ; pourquoi ce silence ? Le saint homme se tourna de mon côté, & me dit d’un air froid : Comptez, Monsieur, que cette Demoiselle est en sûreté. Sans lui répondre, je pressai de nouveau Madame Sellier. Que vous dirai-je ? Je demeurai foudroyé par la confirmation du malheur de Mademoiselle de Bonneval : je tombai sur un siége ; je n’avois pas la force de leur reprocher leur action : mes yeux parloient pour moi ; ils étoient les ministres de ma colère, & les interprêtes de ma fureur ; enfin la douleur me ranima. J’addressai la parole à Madame Sellier ; voilà donc, lui dis-je, l’effet de vos indignes soupçons : que vous avoit fait cette pauvre Demoiselle ; c’étoit la douceur même ? Quand elle auroit été votre ennemie, l’auriez-vous traitée avec plus d’indignité ? Elle ne me répondoit que par ses larmes ; je ne lui en voulois pas plus de mal : j’étois sûr qu’elle n’étoit pas l’auteur de cette action ; je la connoissois, elle faisoit le bien de bonne foi, & le mal sans vouloir le faire ; mais me levant avec vivacité : Sortez, Monsieur, dis-je au Directeur ; j’oublierois peut-être le respect que je dois à votre caractère, pour me penser qu’à votre action. Il craignit ce que je m’avois certainement pas envie de faire ; il sortit.
Délivré de son odieuse présence, je me tranquillisai ; je croyois que Madame Sellier alloit m’apprendre en quel lieu on avoit mené Mademoiselle de Bonneval. Elle l’ignoroit, & me dit que Monsieur le Brun seul le sçavoit : il n’étoit plus tems de me repentir de la faute que je venois de faire, en lui parlant avec si peu de ménagement. Je voulus du moins sçavoir les particularitez de cette malheureuse avanture. On aime à recueillir les moindres circonstances de son malheur ; il semble que l’on chérisse sa douleur, puisque l’on cherche à l’augmenter par de nouveaux traits. J’appris donc que Madame Sellier, agissant toûjours en conséquence des soupçons qui s’étoient emparez de sa cervelle à la vûë de Mademoiselle de Bonneval, avoit averti le zèlé Directeur, qui étoit venu lui rendre visite, de l’occasion qui se présentoit d’exercer son talent pour la conversion des âmes ; que le Directeur avoit été trouver Mademoiselle de Bonneval, l’avoit haranguée ; qu’elle l’avoit d’abord écouté patiemment ; mais que fatiguée de l’opiniâtreté de ses remontrances, elle avoit éclaté en reproches ; que l’amour propre du Réverend avoit été choqué de cette rébellion, à laquelle il n’étoit point accoûtumé ; & que l’intérêt de sa vengeance, d’accord avec son zèle pour la gloire de Dieu, avoit causé le malheur de Mademoiselle de Bonneval. Je pleurai le sort de cette chère personne, comme un ami tendre qui se voit enlever l’occasion d’obliger ce qu’il aime ; vous le dirai-je ? comme un Amant passionné qui se voit arracher l’objet de son amour. Madame Sellier me promit de s’informer de Monsieur le Brun de l’endroit où Mademoiselle de Bonneval avoit été conduite, & je me retirai chez moi, pour me livrer aux réflexions les plus accablantes.
Le lendemain de ce jour malheureux, on vint m’avertir qu’on souhaitoit de me parler ; je fais entrer, & je vois un inconnu qui vient se jetter dans mes bras : je fus surpris de l’abord ; je me reculai pour me dérober à ses empressemens. Vous voyez, me dit-il en me tendant la main, un homme pénétré de vos bontez, & qui vient vous conjurer de vouloir les continuer. Je ne sçavois à qui s’addressoit ce discours ; j’examinois cet homme avec toute l’attention possible : ma mémoire travailloit envain à s’en retracer l’idée. Eh quoi, reprit-il, vous ne reconnoissez pas Barneuil ! Je suis ce malheureux Amant, qui vient, sur la foi de votre parole, chercher la fin de ses peines ? Verrai-je ma chère Bonneval ? Pourrai-je jurer à ses pieds que je l’adore ? Que ne vous devrai-je pas pour ce bonheur ; tout mon sang ne pourroit le payer ? Jugez quel devoit être mon embarras à de pareilles questions : de quelle manière je devois répondre à ces mouvemens d’amitié & de reconnoissance ! La froideur de ma réception calma ses transports ; il vit ma tristesse, que je ne pus lui déguiser ; il en frémit. Ah ! Monsieur, me dit-il avec vivacité, m’auriez-vous trompé ? Que dois-je penser de votre silence ? Ma chère de Bonneval est-elle rentrée sous la tyrannie de son injuste Tante ? Parlez, Monsieur, ou donnez-moi la mort ; elle me sera plus douce que l’incertitude du sort de ma chère Maîtresse… il se tut après ces mots ; il me regardoit avec des yeux impatiens ; il attendoit ma réponse. Je ne lui cachai pas son malheur, mais je le lui appris avec tous les ménagemens possibles ; j’affectai même de prendre un air indifférent, & je lui fis voir que rien ne seroit plus facile que de délivrer sa belle Maîtresse ; & quoique je sentisse toute l’imprudence de ma promesse, j’allai jusqu’à lui assûrer que Monsieur le Brun ne feroit pas difficulté de nous découvrir sa retraite, au moyen des démarches que je ferois pour cela, dont sans doûte son amour-propre seroit flatté. Le coup étoit porté ; Barneuil ne m’écoutoit plus : une profonde mélancolie venoit de s’emparer de lui tout à coup. C’en est donc fait, me dit-il, je ne la verrai plus ; malheureux ! Je suis fait pour servir d’exemple aux rigueurs de l’amour ; prêt de me voir le plus heureux de hommes, quel coup ! Adieu, Monsieur, continua-t-il en me serrant la main, je suis persuadé de votre bonne volonté ; je ne la méritois pas. Il sortit dans le moment sans attendre ma réponse : je ne sçus que penser d’une retraite aussi froide ; elle ne répondoit pas à la persuasion dans laquelle il disoit être de ma propre volonté, ni à l’empressement de son abord. Je le reconduisis jusqu’au bas de l’escalier, toûjours complimentant de part & d’autre ; mais de ces complimens secs & froids, tels que s’en font mille gens, qui se voyent aujourd’hui pour ne se revoir de leur vie ; tissus de mots guindez, que le cœur désavouë ; aussi ennuyeux pour ceux qui les écoutent, que gênans pour ceux qui les font.
Sans vouloir pénétrer dans les motifs de la conduite de l’Amant, je ne songeai qu’à délivrer sa charmante Maîtresse, je sortis dans la résolution de tout tenter pour en venir à bout, falût-il aller trouver Monsieur le Brun, me jetter à ses genoux, le prier, le conjurer de rendre la liberté à cette infortunée Demoiselle. Ce motif applanit tout, il adoucit l’idée de la scène mortifiante que j’allois essuyer, & du triomphe du dévot, qui verroit à ses pieds un homme qui l’avoit traité avec si peu de ménagement ; mais ce ne fut qu’après que Madame Sellier m’eût assuré qu’elle n’avoit pû rien gagner sur l’esprit de Monsieur le Brun, que je me résolus d’aller trouver cet homme inflexible. Une Gouvernante dont la propreté, le coloris & la fraîcheur déroboient aux yeux l’outrage des années, me dit d’un air modeste, que Monsieur reposoit. Quand, lui dis-je, sera-t-il visible ? Monsieur, reprit-elle, repose jusqu’à quatre heures, donne deux heures à l’instruction de ses Pénitentes, prie Dieu jusqu’à sept, & se couche à huit. Le pauvre homme, en me rappellant le trait du Tartuffe ! Je quitte la beate, en lui disant, que je ne voulois pas déranger la sainte distribution des occupations de son Maître, & que je prendrois la liberté de revenir le lendemain.
Le soir j’étois au Palais Royal, ma promenade favorite, enfoncé dans une rêverie profonde, le souvenir de Mademoiselle de Bonneval m’occupoit. C’est ici, disois-je, que je l’ai vûë pour la première fois ; qu’elle me parut aimable ! Mon cœur ne se figuroit rien de si doux que de brûler pour une aussi charmante personne ; c’est ici que je venois chercher une félicité qui me fuit, & qui n’est pas faite pour moi. Heureux Barneuil que je porte envie à ton sort ! Je ne sortis de ces réflexions qu’en me sentant tirer par l’habit. Je tourne la tête, un Savoyard me présente une carte sur laquelle je lis ces mots :
Sans sçavoir d’où me pouvoit venir cet avis mistérieux ; je n’en connoissois point l’écriture. Le Savoyard à qui j’en voulois demander des nouvelles, avoit déjà disparu. Je fus curieux d’apprendre ce que ce pouvoit être. J’allai au lieu marqué ; quelle fut ma surprife en me voyant aborder par un homme qui avoit l’épée nuë ! Je reconnois Barneuil. Ah Monsieur, m’écriai-je, en courant à lui les bras ouverts ; où sont vos ennemis ? Lâche, me répondit-il, en reculant quelques pas, je n’en ai pas d’autre que toi, défens ta vie. Mon étonnement fut sans égal, en me voyant traité de la sorte. Je ferraillai plutôt pour fatiguer un adversaire que je croyois n’avoir pas beaucoup à redouter, que dans l’intention de le maltraiter. Je n’avois pourtant pas peu d’affaires à parer les coups qu’il me portoit. C’est quelque chose de terrible qu’un homme animé par la jalousie & le désir de se venger. Il s’apperçut que je le menageois, sa fureur en redoubla ; mais il étoit trop émû pour porter des coups sûrs. Je le désarmais ; dans l’instant nous nous vîmes entourez par le Guet, que les cris des spectateurs avoient attiré. Point d’indignitez, Messieurs, dis-je au Guet, j’irai par-tout où vous me conduirez, mon épée que je vous remets, vous est un gage de ma docilité : On nous mena chez le Commissaire P… homme aimable, & dont la politesse me charma. Il ne nous parla point avec cette dureté qui fait l’essentiel du caractère de ses pareils. Il nous demanda avec douceur quel pouvoit être le sujet de notre différend ; & il ajoûta poliment, en nous faisant rendre nos épées, que nous n’étions pas faits pour être traitez en criminels, que c’était, sans doute, l’honneur qui nous mettoit les armes à la main, qu’une pareille action avoit une cause trop belle pour mériter d’être punie, & qu’il seroit charmé de pouvoir être notre médiateur. Il se tut en attendant notre réponse. Barneuil étoit trop émû pour la faire. Pour moi, qui dans le chaleur de l’action même avois conservé tout mon sens froid, je m’en chargeai, je ne déguisai rien à Monfieur D… de notre avanture avec Mademoiselle de Bonneval. Il me prit par la main, & nous dit : Embrassez-vous, Messieurs. Barneuil s’y refusoit, en marquant son indignation. Le Commissaire qui vit son action, lui dit, sortez, Monsieur, de votre erreur, il n’est pas difficile de sentir quel sujet vous anime contre Monsieur ; mais soyez persuadé (si vous prenez un intérêt aussi sensible à ce qui regarde Mademoiselle de Bonneval) que vous n’avez pas d’ami plus zèlé ; croyez que je ne vous parle pas avec tant d’assurance, sans sentir toute la force de ce que j’ai l’honneur de vous dire ; & sil se trouve ici quelqu’un de criminel, c’est moi. Je vois qu’il faut vous expliquer cette énigme. Il nous apprit que Mlle de Bonneval étoit à St. M. ; qu’il avoit lui-même servi la fureur de Monsieur le Brun, qui l’étoit venu trouver d’un air affligé, & lui avoit peint la vie de cette jeune Demoiselle avec des couleurs si noires, qu’il avoit cru qu’il étoit de son devoir de prévenir les suites d’un penchant si violent pour le libertinage. Comment, Monsieur, interrompit vivement Barneuil à ce mot, il a eu le front de la traiter de libertine ? L’imposteur ! elle est la plus vertueuse, la plus aimable de toutes les filles ; chère Bonneval, quel sacrifice ! Comment payer un amour qui t’expose à de pareilles indignitez ? Monsieur, continua-t-il, en me tendant la main, oubliez le passé, je vous ai cru mon rival, vous connoissez mon amour, & cet amour seul doit excuser ma foiblesse ; le repentir le plus vif a pris dans mon cœur la place de la fureur : soyez désormais mon ami, joignons nos efforts pour arracher ma chère maîtresse des mains indignes qui l’oppriment. Hélas ! la générosité vous a tout fait faire pour elle, & vous ne connoissez mon amour que par ma fureur. N’en parlons plus davantage, que pour songer à délivrer votre maîtresse ; prions Monsieur de vouloir s’intéresser pour nous, il ne refusera pas son ministère à une action dont il reconnoît lui-même la justice. Messieurs, nous répondit Monsieur P… je ne veux pas vous promettre plus que je ne peux tenir ; notre pouvoir est limité, nous pouvons nuire, mais nous n’avons pas la même facilité de faire du bien ;
Et l’avare Acheron ne lâche point sa proye.
Mais je me charge de dessiller les yeux du Magistrat qui veille sur nos actions ; je me charge de lui faire voir que l’on en impose à sa Religion, que l’on abuse de son zèle & de son amour pour les bonnes mœurs ; que l’on s’en sert pour opprimer l’innocence ; quand je lui aurai parlé de cette façon, reposez-vous sur sa bonté, espérez tout de sa justice. Barneuil remercia M. P… avec des transports d’Amant. Nous sortions ; il nous retint : Non, Messieurs, nous dit-il, puisque j’ai eu le bonheur de réconcilier deux amis, j’aurai le plaisir de voir sceller leur réconciliation chez moi ; soupez ici. Nous acceptâmes très-volontiers une proposition faite d’aussi bonne grâce.
Ce ne fut pas sans nous faire promettre que nous reviendrions, que M. P… nous laissa sortir. Nous quittâmes ce galant homme, charmez de ses politesses ; & pleins des espérances qu’il nous avait données. Mon cher ami, me dit Barneuil en nous retirant, (l’amitié va vîte entre gens que le même intérêt anime, & surtout dans un cœur aussi vif que celui de Barneuil) enfin le sort de ma chère maîtresse ne m’est plus caché, je vous parlerai même à cœur ouvert : croiriez-vous que je suis charmé que sa mauvaise fortune l’ait conduite dans cet endroit ? Je ne pus lui dissimuler la surprise que me causoient de pareils sentimens ; ma manière de penser vous étonne, reprit-il ; mais vous allez voir qu’elle n’est pas si déraisonnable qu’il seroit naturel de le croire. Le préjugé a mis une grande distance entre Mademoiselle de Bonneval & moi, puisque mon père n’étoit que le Commis du sien. Madame de Valpré, plus entêtée que qui que ce soit de se Préjugé ridicule, ne m’auroit jamais permis d’aspirer à la possession de sa charmante niéce : j’étois la victime de sa vanité. Cette avanture rapproche nos conditions ; ce malheur produira peut-être quelque changement favorable, qu’en pensez-vous ? J’applaudis à sa réflexion. Je compte beaucoup, ajoûta-t-il, sur les promesses de M. P… pour la liberté de Mademoiselle de Bonneval ; mais quel terme immense pour mon amour, que de ne pouvoir me flatter, que quand elle sera libre ! Que cette chose me tarde à mon impatience ! Il m’est venu une idée ; si vous me secondez, demain je verrai ma chère de Bonneval, & ce n’est que demain que je veux vous communiquer mon projet. Nous nous quittâmes.
J’étois dans l’impatience de sçavoir quel pouvoit être son dessein : il ne manqua pas de venir le lendemain ; il étoit dans un habillement d’Ecclésiastique, & tout-à-fait méconnoissable dans cette nouvelle décoration : joignez à cela l’air pâle qu’il avoit rapporté de son Couvent, des cheveux de dévôt, la tête panchée sur l’épaule gauche, & le talent d’appuyer ces simagrées d’un roulement d’yeux qu’il attrapoit parfaitement. Eh bien, me dit-il, comment me trouvez-vous ? Croyez-vous que je puisse représenter avec honneur le confident de Monsieur le Brun. Je conçus dans l’instant son projet : À merveille, lui répondis-je, vous possédez à fond toutes les attitudes : oui, sous ce saint déguisement vous pourrez être sûr d’entrer par-tout. Allons donc, reprit-il, dépêchons-nous ; vous jouerez, vous, le rôle de cousin de ma chère maîtresse, confions le reste à l’amour, il m’a trop persécuté pour ne m’être point favorable un moment.
Nous arrivâmes à S. M… Rien ne tint contre la béatifique physionomie de Barneuil. On avoit averti Mademoiselle de Bonneval qu’on venoit la demander de la part de Monsieur le Brun. Je tenois Barneuil par la main, & je la sentois trembler dans la mienne. Vous n’êtes pas, lui dis-je, en état de paroître, laissez-moi préparer les voyes, je vous avertirai quand il en sera tems. J’entrai dans la chambre, ou plutôt dans le séjour de l’horreur. Figurez-vous un petit cabinet qui ne reçoit la lumière que par une lucarne grillée, un grabat, une table & une chaise. Tel étoit l’endroit où Mademoiselle de Bonneval étoit condamnée à pleurer des fautes qu’elle n’avoit point commises. Je fus pénétré de douleur en voyant cette aimable personne dans un état aussi misérable. Je m’arrêtai pour essuyer mes larmes, & pour la considérer : elle avoit les coudes sur la table ; & cachoit son visage de ses mains ; ma voix la tira de cet accablement, elle ouvrit des yeux baignez de pleurs, qu’elle tourna languissamment sur moi. En croirai-je mes yeux, me dit-elle, d’un air surpris ? Vous, Monsieur, dans ce lieu, c’est pousser trop loin la générosité ; elle n’exige pas que vous vous intéressiez davantage au sort d’une infortunée. Ah ! Mademoiselle ; lui répondis-je, vous êtes vous-même trop généreuse, laissez éclater contre moi des reproches qui ne sont que trop légitimes ; c’est moi, c’est mon imprudence qui vous a plongée dans les malheurs que vous essuyez. Cessez, Monsieur, reprit-elle, de vouloir diminuer ma reconnoissance, en vous accusant d’un malheur que vous n’avez pû prévoir ; mon cœur ne sçait pas mettre de différence entre un service rendu & la volonté de le rendre : une faute comme la mienne, pouvoit-elle avoir une suite plus heureuse ? Mais expliquez-moi ce mystère, pourquoi paroissez-vous ici sous le nom de mon plus cruel ennemi ? que dois-je penser d’une pareille précaution ? On me regarde donc comme bien criminelle, puisqu’on ne peut me parler que sous les auspices d’un tel homme. Non, lui dis-je, Mademoiselle, je ne dois qu’à moi-même le bonheur de vous voir, il est bien vrai que je suis dans la compagnie d’un homme qui vient de la part de Monsieur le Brun, mais moins cruel que celui qui l’envoye ; il sçait respecter votre douleur, & il attend pour paroître que vous daigniez le lui permettre. Vous êtes donc aussi de mes ennemis, répondit-elle, en me jettant un regard douloureux ; vous me trahissez donc ! Ciel ! que dois-je à présent espérer, si la feule personne que mon malheur attendrissoit, m’abandonne, & sert la fureur de ceux qui me persécutent ? Sans lui répondre, je m’avançai vers la porte où Barneuil attendoit en tremblant la fin de notre entretien. Mademoiselle de Bonneval vit mon action, elle crut que je sortois effectivement, la douleur la fit retomber dans la même posture où je l’avois trouvée en entrant. L’impatience fait entrer Barneuil ; le voir fondre à ses genoux, les embrasser, l’appeller sa chere maîtresse, lui donner tous les noms que l’amour inspire, tout cela se fit avec une rapidité, avec des transports qui ne font connus que de l’amour le plus passionné. Jamais passage de la douleur la plus profonde à la joye la plus vive, ne fut si subit que chez Mademoiselle de Bonneval, ses yeux brilloient du feu de l’amour. Barneuil tenoit une de ses mains, sur laquelle il colloit mille baisers ; le plaifir mutuel dont leurs âmes étoient enyvrées, lioit leurs langues & ne laissoit qu’à leurs yeux la faculté d’exprimer leur bonheur ; ils s’oublioient dans cette occupation charmante. Vous m’allez demander de quoi mon cœur étoit occupé à la vûë des transports mutuels de ces heureux Amans, dispensez-moi de vous le dire ; il perdoit tout du côté de l’amour, mais le plaisir de voir deux personnes dont la félicité étoit mon ouvrage, & leur reconnaissance, m’offroient un prix qui balançoit cette perte.
Je ne m’appercevois pas que la porte du cabinet était ouverte : je frémis de mon imprudence : si quelqu’un eût été témoin de cette scène, tout étoit perdu. En falloit-il davantage pour confirmer les calomnies de Monsieur le Brun ? Je tirai les Amans de leur extase. Allons, leur dis-je, en riant ; c’est trop vous livrer à vos transports, songez que les momens sont précieux. Que vous êtes cruel, me répondit Barneuil ! puis-je les employer plus délicieusement qu’à contempler ma charmante maîtresse : chère Bonneval, puis-je me flatter que vous êtes aussi sensible à cette qualité, que je le suis à celle de votre Amant. Ah ! Barneuil, repartit tendrement sa maîtresse, que cette incertitude m’est cruelle ? Tout ce que j’ai fait pour vous, mes chagrins, mes démarches imprudentes, la haine de ma tante, ces lieux affreux où vous me trouvez, tout vous prouve mon amour ; je vous croyois inconstant, & je vous aimois ; que ferai-je, quand je vous retrouve fidéle ? Barneuil étoit enchanté : Aimons-nous donc, lui dit-il avec transport, ma chère Bonneval, aimons-nous, & que rien au monde ne nous empêche de nous répéter mille fois que nous ne serons jamais sensibles à d’autre bonheur. Au moment que les assurances d’une tendresse réciproque devoient combler de joye ces Amans, nous vîmes Mademoiselle de Bonseval qui changeoit de couleur, ses yeux se couvrirent de larmes, elle retira ses mains d’entre celles de Barneuil : Ô Dieux, s’écria-t-il tristement, quel changement, ma chère de Bonneval ! vous me trahissez donc ! quelle récompense pour tant d’amour ! Non, Barneuil, lui répondit-elle, je ne vous hais pas, j’ai pour vous tout l’amour qu’il est possible de ressentir : vous me dites que le vôtre égale le mien ; il est bien doux pour mon cœur de le croire : mais qui me répondra que votre passion durera toûjours, songez-vous en quels lieux vous me trouvez ? Songez-vous que c’est ici que l’on punit le désordre ? Soutiendrez-vous cette idée sans sentir diminuer votre ardeur ? Elle se tut, & attendit la réponse de son Amant, qui lui reprocha tendrement l’injustice de ses doutes, & lui dit que c’étoit offenser la délicatesse de ses sentimens, que de croire qu’une pareille idée pût jamais altérer sa passion. Moi, continua-t-il, j’oublierois que, si vous m’eussiez moins aimé, vous seriez heureuse ! j’oublierois que c’est pour l’amour de moi que vous êtes ici ! Ah ! s’il se pouvoit ajoûter quelque chose à ma passion, ce souvenir seul la rendroit plus violente ; mais non… vous m’aimez foiblement, puisque vous me croyez capable de cesser jamais de vous adorer. L’amour met un charme dans la voix d’un Amant aimé, qui soûmet la plus difficile. Mademoiselle de Bonneval vouloit être persuadée, Barneuil voulait persuader ; ils furent tous deux contens.
Cette première effusion de sentimens de leur cœur fit place à une conversation plus réglée ; la captivité de Mademoiselle de Bonneval en devint le sujet ; Barneuil assura sa Maîtresse qu’elle ne demeureroit pas long-tems dans cet affreux séjour, qu’il alloit tout tenter pour la retirer. Vous voulez me flatter, lui dit-elle ; hélas ! quand il seroit vrai que je pusse espérer de sortir d’ici, que feriez-vous ? Comment fléchirons-nous Madame de Valpré ? Si elle a pû me haïr quand j’étois innocente, de quel œil va-t-elle me regarder à présent ? Et vous, aurez-vous la hardiesse de vous présenter devant elle ? Chargé du déshonneur de sa famille ; vous, l’objet d’une passion méprisée. Ah ! Barneuil, je ne le vois que trop, il faut renoncer à notre amour… Qui voudra se charger de ma grâce ? Moi, lui dis-je, Mademoiselle, pourquoi craignez-vous de confier cette commission à mon zèle ? Appréhendez-vous qu’il ne se ralentisse au moment qu’il demande les plus grands efforts ? Barneuil me serroit la main, & me disoit : Mon cher ami, je vous devrai la vie. Sa Maîtresse me regardoit, & ses yeux m’assuroient qu’elle partageoit la reconnoissance de son Amant. Heureux Amans, leur dis-je, espérez ; ce n’est qu’après bien des tempêtes que l’on entre dans le port ; peut-être touchez-vous au moment de votre félicité. Nous sortîmes, en promettant à Mademoiselle de Bonneval qu’elle ne tarderoit pas à sçavoir la réussite de mon voyage. Je dis à Barneuil de m’aller attendre au jardin du Temple, & je fus chez Madame de Valpré.
Je la trouvai seule, elle me demanda ce qui m’amenoit ; je ne cherchai pas de détours, je voulois sçavoir au plutôt à quoi m’en tenir, je lui dis que Mademoiselle de Bonneval étoit le sujet de ma visite : son étonnement me donna le tems de continuer ; je lui continuai son histoire, je n’oubliai rien pour faire valoir l’innocence de sa démarche ; j’insistai sur la foiblesse ; mais à l’endroit critique j’hésitai… je franchis pourtant le pas ; je lui dis tout, mais avec les ménagemens nécessaires, & je peignis son désespoir avec toute la force & la vivacité que le sujet m’inspiroit. Madame de Valpré gardoit le silence, une tristesse profonde lui couvroit le visage ; j’augurai bien de ces mouvemens involontaires, je jugeai que la tendresse, plus puissante que sa haine, lui arrachois ces larmes dont elle vouloit envain me dérober le motif par son silence. C’en est fait, dit-elle en se levant, je me rends, ma raison triomphe, Monsieur, je vole à son secours, toute indigne qu’elle en est ; mais la compassion l’emporte sur la colère. Niéce trop imprudente, que tu me causes de larmes ! plût au Ciel que ce fût les dernières ! Elle me remercia avec toute la reconnoissance possible, & me promit de n’oublier jamais le service que je venois de rendre à sa famille. Je ne jugeai point à propos d’entrer dans une conversation plus particulière, je me retirai.
Je me rendis au Temple ; du plus loin que Barneuil m’apperçut, il accourut à moi : Eh bien, me dit-il avec vivacité, m’apportez-vous la mort ? M’allez-vous rendre la vie ? Ma chère de Bonneval sortira-t-elle ? Vous pouvez, lui répondis-je, compter sur sa liberté. Ciel ! reprit-il, vous me faites trembler ; de quel ton m’annoncez-vous cette nouvelle ? Que dois-je en penser pour mon amour ? Je lui racontai de quelle manière les choses s’étoient passées chez Madame de Valpré. Il parut rêver un moment : mais prenant courageusement son parti, elle sera libre, dit-il ; je suis trop heureux, si j’en crois les pressentimens de mon cœur ; on ne s’opposera plus à mon amour pour ma chère de Bonneval, courons lui annoncer le succès de votre visite ; allons la tirer d’inquiétude.
Quel séjour ! me dit Barneuil, en me faisant remarquer ces murs épais & ces barreaux de fer, foibles remparts contre les attaques de l’amour. Quelle demeure affreuse ! Qui croiroit que ces murs renferment la plus aimable & la plus vertueuse de toutes les filles. Ah ! si j’y pouvois passer ma vie avec elle, je ne changerois pas ma destinée pour celle du plus grand Roi du monde ; je sentois que mon cœur avouoit de pareils transports, & qu’à la place de Barneuil, je n’en aurais pas moins dit.
Nous ne trouvâmes pas plus de difficulté à entrer la seconde fois que l’on ne nous en avoit fait à la première. Mademoiselle de Bonneval nous attendoit dans une agitation mortelle ; elle pâlit en nous voyant, & n’eut pas la force d’ouvrir la bouche : Barneuil s’étoit chargé de l’instruire de ce qui s’étoit passé. Il ne négligea rien de tout ce qu’il crut capable de lui redonner des espérances ; il étoit à genoux devant elle, & lui baisoit avec transport une main qu’elle lui abandonnoit négligemment. Quel coup de foudre ! Madame de Valpré, cette Tante impitoyable, née pour tourmenter ces fidéles Amans, entre & les trouve dans cette situation. Nous ne l’attendions pas assûrément ; & il falloit qu’elle eût fait mettre les Chevaux au carosse au moment que je sortois. J’affoiblirai par mes expressions la surprise que nous causa cette vûë subite ; n’importe, je vais tâcher de vous en donner une foible esquisse, & je laisse à votre imagination le plaisir de s’en tracer le tableau. Madame de Valpré étoit immobile, vouloit parler, ouvroit la bouche, & ne disoit mot : Barneuil tremblant, se couvroit de son mouchoir ; Mademoiselle de Bonneval avoit la tête panchée sur son sein, & tâchoit de dérober sa confusion en se cachant le visage avec les mains ; tout mon sang étoit glacé ; mon cœur palpitoit, & j’attendois avec impatience la fin de cette avanture. Ce fut Madame de Valpré qui rompit ce silence stupide. Levez-vous, dit-elle séchement à Mademoiselle de Bonneval ; suivez-moi, Mademoiselle : elle obéit en tremblant, se lève, & retombe aux pieds de sa Tante, dont elle embrasse les genoux en versant un torrent de larmes, & sans proférer une seule parole. Madame de Valpré vouloit la repousser ; mais cette tendre victime de l’amour lui saisit la main, qu’elle baigna de ses pleurs. Ces innocentes caresses auroient rendu le bronze senfible ; j’étudiois les mouvemens de la Tante : je voyois la tendresse combattre dans son cœur contre la sévérité ; je tremblois, & j’espérois, suivant les différens avantages que ces sentimens remportoient l’un sur l’autre, que la tendrese alloit être victorieuse. Madame de Valpré se laissoit toucher, quand Barneuil, par un transport imprudent, vint renverser son bonheur en joignant ses prières aux larmes de sa Maîtresse. Madame de Valpré ne l’avoit pas d’abord reconnu : elle le prenoit sans doute pour un Ecclésiatique qui venoit consoler sa Niéce. L’action de Barneuil le lui fit reconnoître. Juste Ciel, s’écria-t-elle en se retirant avec précipitation, c’est lui-même ! Oui, Madame, lui dit-il, oui c’est l’infortuné Barneuil que vous voyez à vos genoux ; un ingrat qui a trop long-tems abusé de vos bontez, qui mérite toute votre haine, qui vient mettre son cœur & son crime à vos pieds, & qui ose encore vous implorer pour Mademoiselle. Hélas ! elle n’est pas coupable, je suis seul criminel… Madame de Valpré le regardoit attentivement ; Vous Barneuil, lui dit-elle : vous à qui je croyois des sentimens, venir à la faveur d’un habit & d’un caractère, pousser la séduction jusqu’aux pieds du Sanctuaire ; y venir attaquer la vertu… Ah ! c’en est trop… ce n’est que vos remords que je charge du soin de me venger. Sortez, Mademoiselle, continua-t-elle en addressant la parole à sa Niéce, qui la suit d’un pas chancelant, & disparoît.
Barneuil avoit les yeux fixez vers la porte ; il restoit immobile dans la même situation où son amour trop indiscret l’avoit fait mettre. Je le tirai de cet accablement ; il me regarda tristement, & me dit d’une voix que la douleur avoit éteinte : Voilà le coup le plus cruel de tous ceux dont l’amour m’a frappé. C’en est fait : Non je ne dois plus penser au bonheur de la revoir ; ma chère de Bonneval est perdue pour moi : l’ennemi de mon bonheur me l’enlève. Je tâchois de consoler ce malheureux Amant ; la douleur que je ressentois moi-même, me fournit des expressions qui tranquillisèrent un peu la sienne ; je vins même à bout de l’engager à venir faire un tour de promenade, & à me conter les particularitez de l’amour de Madame de Valpré. A-t-il été, lui dis-je, assez fort pour justifier son opiniâtreté à vouloir votre malheur ? Vous en allez juger, me répondit-il ; trop heureux, si en parlant de ma passion, je pouvois charmer la douleur que me cause la perte de celle qui l’a fait naître. Nous nous assimes sur le gazon à l’ombre de ces Maroniers, que le plus aimable des Poëtes[1], a rendu immortels, & Barneuil commença en ces termes…
« Si les douceurs de l’amour n’étoient destinées qu’aux Amans, dont les inquiétudes les plus cruelles ont exercé la constance, jamais personne n’auroit eu plus de droit d’y prétendre que moi. Ce fut à la Comédie que Mademoiselle de Bonneval s’offrit pour la première fois à ma vûë, & ce moment fut celui de la naissance de ma passion ; vingt lorgnettes bracquées contre une loge, m’avertirent qu’il paroissoit quelque beauté. J’y jettai les yeux, je la vis ; j’ignorois le pouvoir de l’amour : un coup d’œil de cette charmante personne me l’apprit ; & mena tout d’un coup mon cœur au point où une passion inspirée par des charmes médiocres, n’arrive que par dégrez. »
On jouoit Zaïre : mon dégoût pour les morceaux les plus touchans de la piéce, mon attention sur la loge, mon impatience ; mouvemens involontaires, contre lesquels ma raison combattoit foiblement ; tout m’avertit du changement qui venoit de se faire dans mon cœur.
J’avois les yeux si fixément attachez sur la loge, que le moindre mouvement qui s’y faisoit ne pouvoit m’échaper. J’apperçûs Madame de Valpré ; cette vûë me combla de joye : il faut avoir aimé pour sentir combien font précieuses dans un commencement de passion, les moindres circonstances qui semblent devoir vous faciliter l’approche de celle qui vous l’a inspirée. Que je voulus de mal à Monsieur de Voltaire, dont les ouvrages attirent toûjours une si grande foule, qu’il est impossible de s’en dégager avant que le spectacle finisse ! Malheureusement pour moi, j’étois au plus épais du parterre ; ainsi je fus forcé d’attendre la fin de la piéce pour monter à la loge de Madame de Valpré : mon cœur y étoit déjà ; il étoit aux pieds de son aimable voisine, il lui juroit un amour qui ne finira qu’avec ma vie.
La piéce finie, enfin je vôle dans la loge ; je vois & j’admire ma chère Maîtresse : mais une vive inquiétude vint tout à coup troubler ce plaisir ; je sentois qu’il faudroit conduire Madame de Valpré à son carosse, peut-être l’accompagner chez elle, & par conséquent perdre de vûë ma charmante inconnue, renoncer au plaisir de la connoître, de la voir, de l’adorer. Que je me repentis d’avoir suivi trop aveuglément les conseils impétueux de mon amour ! J’allois me refugier dans le parterre, résolu de suivre de l’œil les démarches de Mademoiselle de Bonneval ; déjà je saluois Madame de Valpré ; la cruelle me retint, je lui présentai aussi-tôt la main sans lui répondre, dans l’espérance que bientôt débarassé de cet importun devoir, j’aurois encore le tems de revenir sur mes pas pour veiller au soin de mon amour.
Madame de Valpré marchoit avec une lenteur qui me désespéroit. Je tournai la tête pour lui cacher un mouvement d’impatience dont je ne fus pas le maître ; Mademoiselle de Bonneval nous suivoit ; je désespérai de la revoir : elle va monter en carosse, disois-je, & je la perdrai pour toûjours ? Que ne m’est-il permis de me jetter à ses genoux ; de lui faire connoître l’empire qu’elle vient de prendre sur mon cœur ; & le désespoir que va me causer son éloignement ? Je voulois du moins lui exprimer par la vivacité de mes regards, ce qu’il m’étoit impossible de lui faire connoître autrement ; la douleur seule les animoit, & ils n’étoient que languissans. Ainsi l’amour, en s’emparant de mon cœur, sembloit me préparer par ces inquiétudes, aux tourmens qu’il m’a causez depuis.
Je me croyois l’homme du monde le plus malheureux, quand Madame de Valpré, qui étoit descendue en gardant un profond silence, & qui étoit prête à monter en carosse, se tourna du côté de Mademoiselle de Bonneval, & le nom de Niéce qu’elle prononça, rappella dans mon cœur la joye que l’inquiétude venoit d’éclipser. Je présentai la main à ma chère Maîtresse avec cette timidité que l’on sent à la naissance de l’amour, & je goûtois avec transport le plaisir délicieux de toucher celle d’une personne dont le bonheur de ma vie alloit dépendre.
Après le départ de Madame de Valpré, j’entrai dans un Caffé ; je m’enfonçai dans l’endroit le plus solitaire d’une Salle. Là recueilli en moi-même, & libre du charme que la présence de Mademoiselle de Bonneval répandoit sur ma raison, je cherchois dans des réflexions cruelles des sujets de tristesse, tandis que mon cœur se livroit tout entier au plaisir qui l’occupoit. Malheureuse conditioh des Amans ! Leurs peines sont toûjours réelles, & ils sont ingénieux à empoisonner leurs plaisirs. Je vis avec frayeur le chemin qu’avoit fait mon amour en si peu de tems, & les suites de ma passion qui se présentèrent à mes yeux, me firent trembler. J’aime, disois-je, & je ne pense pas à l’intervalle que le sort cruel a mis entre ma fortune & celle de la personne pour qui l’amour me force de soupirer : oserai-je jamais lui dire que je l’adore, puis-je seulement me flatter de la voir (car je sçavois qu’elle demeuroit dans un Couvent, & elle venoit si rarement chez Madame de Valpré, que je ne l’avois jamais vûë.) J’aimerois donc une personne que je ne verrai peut-être jamais. Hélas ! elle a disparu comme une ombre ; mais les traits quelle a gravé dans mon cœur, ne s’effaceront pas. Ainsi les difficultez naissoient à mesure que j’étendois mes vûës sur l’avenir ; mais l’espérance qui soutient les Amans les plus malheureux, vint m’arracher à ces réflexions anticipées ; j’écoutai avec plaisir les raisons flatteuses dont elle se servit pour rassurer ma passion, & persuadé que l’amour rit de l’inégalité des fortunes, j’espérai tout du tems & de la sensibilité de Mademoiselle de Bonneval.
Dès le lendemain mon impatience me fit vôler chez Madame de Valpré : j’y revis sa charmante Niéce, & j’appris avec transport que je la reverrois toûjours, puisqu’elle ne retourneroit pas à son Couvent. Vous pouvez bien croire que l’amour me conduisoit assidûment chez Madame de Valpré ; j’avois les yeux continuellement attachez sur l’idole de mon cœur, & les siens toûjours charmans & pleins de douceur, nourissoient dans mon âme une passion dont la violence ne me permit pas de garder plus long-tems le silence. Hélas ! que ne me taisois-je toûjours, content du bonheur de la voir, je n’aurois pas causé ses infortunes ! C’est acheter bien cher le plaisir de sçavoir que l’on n’est pas indifférent, quand il en coûte autant de peines à l’objet aimé ! Vous allez voir commencer mes peines, & je connois trop bien le caractère de celle qui les cause, pour oser me promettre qu’elles finiront bientôt.
J’avois un jour passé l’après-midi chez Madame de Valpré ; long-tems après l’avoir quittée ; j’eus besoin de prendre mon mouchoir ; en le tirant je vis tomber un papier que je ramassai ; je l’ouvris, voici ce qu’il contenoit : « Vous faites gloire d’une insensibilité dont on a droit de s’offenser ; il sied mal à votre âge d’être ennemi de l’amour ; trouvez-vous demain à huit heures du matin aux Thuilleries dans l’allée des soupirs, on tâchera de vous convertir. »
Le billet étoit sans seing, sans
addresse & d’une écriture de femme,
mais que je ne connoissois
pas. Un Amant croit tout ce
qu’il souhaite, je m’imaginai qu’il
venoit de Mademoiselle de Bonneval ;
elle m’avoit regardé ce
jour-là avec tant de bonté, que
j’avois cru pouvoir me flater de
n’être point haï. Insensible, m’écriai-je !
chère personne ; mes
yeux vous ont cent fois assuré le
contraire : Je vous ai vûë, & vous
doutez du pouvoir de vos charmes !
Je fus ponctuel à me trouver au rendez-vous ; j’y étois bien
avant l’heure marquée, mais l’amour
qui m’avoit amené s’étoit
chargé du soin de me faire passer
agréablement les momens
que impatience pourroit me
faire trouver trop longs, & il
s’en acquittoit à merveilles. Il me
promenoit sur tous les agrémens
d’un commerce tendre & délicat ;
mon imagination attendrie
ne se refusoit pas au prestige,
elle erroit de grâces en grâces,
& s’enyvroit de ces agréables
chimères. Je fus interrompu bien
disgracieusement au milieu de
ma rêverie ; par qui ? Par Madame
de Valpré. Je frémis en la
voyant, je voulus fuir, il n’étoit
plus tems, elle m’avoit apperçû,
elle venoit à moi, je ne doutois
point qu’elle n’eût découvert le
rendez-vous que je croyois avoir
reçu de Mademoiselle de Bonneval.
J’étois interdit. Je croyois qu’elle alloit éclater en reproches ;
point du tout. Je l’abordai,
elle étoit dans un déshabillé
galant, & qui paroissoit
même étudié ; point de panier,
une robe volante, qui se joignant
sur une fort belle gorge, & nouée
négligemment avec un ruban
noir qui en rélevoit la blancheur,
ne laissoit entrevoir précisément
que ce qu’il en falloit
pour inspirer des désirs.
Oh ! je vous y surprens ; me dit-elle d’un air riant, & en mettant le doigt sur la bouche ; mais ne craignez rien, je suis discrète. Votre discrétion, lui répondis-je, ne sera pas à une grande épreuve. Quoi ! reprit-elle ; avec un soûris malin, qu’elle accompagna d’un regard qui disoit assez qu’elle étoit bien instruite ; Vous n’êtes pas en rendez-vous ? Vous le voyez, lui dis-je, Madame ; la solitude où vous me trouvez répond pour moi, & doit vous persuader du contraire. Oh je n’en crois rien, répliqua-t-elle, & votre rêverie vous trahit. J’eus beau m’en défendre, elle insista avec une opiniâtreté qui me déconcerta. Allons, dit-elle, j’ai décidé que vous étiez en rendez-vous ; si vous le niez, je vous cite par-tout comme le modéle des Amans discrets. Ah lui répondis-je en riant, que vous ai-je fait, Madame ? Prenez garde que votre zèle ne me nuise, vous feriez concevoir de moi une idée si avantageuse, qu’il me seroit difficile d’y répondre ; mais sçavez-vous, continua-t-elle, que voilà un caractère admirable, & qui fera votre fortune : au moins je me charge de le faire valoir auprès de quelque veuve assez aimable pour que vous n’ayez pas lieu de vous plaindre de mon indiscrétion. Je la remerciai de sa bonne volonté, & comme elle me parloit en badinant, je l’assurai du même ton, que je tâcherois d’y répondre de mon mieux. Mais, reprit-elle, je mets une condition au service que je prétens vous rendre : je veux que vous quittiez avec moi cet air mystérieux ; en un mot, je veux être votre confidente. Ah ! Madame, m’écriai-je, qu’exigez-vous ? Quoi ! voudriez-vous mettre la discorde dans un commerce qui seroit votre ouvrage. Ces mots ne touchèrent pas à faux. Madame de Valpré saisit habilement ce qu’elle crut y trouver de flateur pour elle ; elle badina sur le prétendu danger que couroit une Maîtresse future dans une confidence de cette nature ; elle embellit ma pensée, elle la mit dans toute sorte de jours, & le refrein de ses réflexions étoit, oh vous êtes un flatteur ! J’étois confus de me voir tant d’esprit ; je croyois ne dire qu’une chose fort commune, & dans sa bouche j’avois dit les plus jolies choses du monde. Il faut avoüer que les femmes ont un talent admirable pour expliquer à leur avantage les mots les plus indifférens : leur amour propre leur fournit toujours au besoin un commentaire flatteur pour leurs charmes.
J’étois dans une vive agitation ; l’heure de mon rendez-vous se passoit ; & toujours persuadé qu’il m’avoit été donné par la niéce ; je tremblois qu’elle ne se trouvât avec Madame de Valpré, dont le babil éternel me faisoit souffrir tout ce que l’on peut imaginer de plus cruel. Elle sentoit mon inquiétude ; & pour y mettre le comble, elle voulut que je la conduisisse chez elle ; où à ce qu’elle disoit, elle étoit pressée de se rendre, n’étant entrée dans les Thuilleries qu’en passant, & seulement pour prendre le frais.
Ce ne fut point sans douleur que je vis évanouir les douces espérances qui m’avoient attiré dans le jardin ; mais il fallut plier sous ma mauvaise fortune & ronger mon frein en silence. En descendant de Carosse, Madame de Valpré me serra la main, & me dit : Barneuil, je vous tiendrai parole, mais soyez fidèle à me tenir la vôtre. Le ton dont elle prononça ces paroles, me fit ouvrir les yeux ; jusqu’alors je m’étois refusé à des soupçons qui me paroissoient assez bien fondez. La conversation que je venois d’avoir m’avoit ébranlé, ce dernier trait me convainquit, joint à cela que je trouvai Mademoiselle de Bonneval qui prenoit fort tranquillement : sa leçon de musique ; je voulois pourtant douter encore, & je cherchois dans les manières & dans les discours de ma chère Maîtresse des marques du chagrin que je supposois qu’elle devoit avoir ; mais j’y trouvai trop d’indifférence pour autoriser l’opinion où j’étois d’abord que le billet vint d’elle. Je décidai que Madame de Valpré étoit l’héroïne de mon rendez-vous ; non que j’eusse la présomption de croire que je lui avois inspiré de l’amour, mais je n’attribuai sa démarche qu’à une envie de m’inquiéter. Je me prêtai de bonne grâce au badinage ; & le silence que j’affectai de garder sur notre rencontre dut lui persuader que je ne la croyois pas méditée.
J’oubliai bientôt cette avanture ; & toujours occupé du soin de mon amour, je ne cherchai que l’occasion de le faire connoître. Elle se présenta bientôt ; vous sçavez par la bouche même de Mademoiselle de Bonneval le succès malheureux de ma déclaration ; la lettre que je reçûs le lendemain, m’indigna si fort contre Mademoiselle de Bonneval, que je résolus de ne plus mettre les pieds chez elle ; & pour m’affermir dans ma résolution, j’accceptai l’offre que me fit un de mes amis, de me mener à sa Maison de campagne : je me flatois d’y oublier mon amour. Fuyons, disois-je, dérobons-nous aux yeux de la cruelle, elle triompheroit doublement si elle étoit témoin du chagrin que sa lettre me cause ; le dépit ne me présentoit rien que de très-facile dans l’exécution de ce dessein. Oui ; reprenois-je, c’est-là l’unique moyen d’étouffer ma fatale tendresse ; loin de ces lieux mes jours vont couler dans une tranquillité parfaite, je les partagerai entre l’étude & les plaisirs innocens de la Campagne. Vains projets que le désespoir faisoit naître ; & que la foiblesse de mon cœur démentit bientôt !
Je partis sans chercher à m’éclaircir sur mon sort : je voulus emporter toute la haine que je croyais avoir pour Mademoiselle de Bonneval. Haine délicieuse, m’écriai-je, tu vas régner souverainement dans mon cœur, prens-y la place de l’amour, peins-moi avec les traits les plus piquans les mépris dont on a payé ma tendresse, retrace-les sans cesse à mon cœur ! Ces expressions vous paraîtront extraordinaires ; mais en est-il d’assez fortes pour exprimer fidèlement ce qu’inspire un amour outragé ?
Me voilà arrivé dans la maison de mon ami. L’art & la nature se sont réunis pour en faire un endroit charmant, les plaisirs en font un de délices : il m’en montroit tous les agrémens : je l’écoutois sans lui répondre ; je ne m’occupais qu’avec mon cœur de l’agréable idée de liberté ; tout la respire ici, disois-je, oui, ce bosquet me procurera de douces rêveries ; & si l’amour vient encore m’y tyranniser, je graverai sur ces arbres le mépris que l’on a fait de ma flamme, j’y viendrai tous les jours m’encourager à haïr mon ingrate. Que ces eaux sont une image bien naturelle de ce sexe inconstant ! Leur cours tantôt lent, tantôt précipité, peint à merveille son humeur volage ; elles s’éloignent sans cesse de leur source, tel est le cœur d’une femme dont vous croyez être aimé ; si l’amour le porte vers vous, bientôt son inconstance l’en éloigne ; tout ce que je voyois, je l’appliquois à la situation présente de mon âme, je crois que j’aurois fait revenir le tems d’Astrée.
Les plaisirs abondoient chez mon ami ; compagnie nombreuse d’aimables personnes, avec lesquelles il n’étoit gueres possible de se trouver long-tems sans danger. Ce n’étoit pas leur faire ma cour que de leur apporter un visage, où, malgré moi, la tristesse la plus profonde annonçoit l’état de mon cœur ; car je sentois que je faisois des efforts impuissans pour en arracher le souvenir de Mademoiselle de Bonneval ; il me suivoit sans cesse, & j’allois cacher ma douleur dans le fond de quelque bosquet ; j’allois appesantir mes chaînes dans ces mêmes endroits que j’avois d’abord destinez pour être les témoins de l’ouvrage de ma liberté ; c’étoit dans l’ombre de ces solitudes que je sentois toute la foiblesse de mon cœur. Je l’aime encore, me disois-je ! & jamais je ne l’aimai davantage. Ah ! si je n’étois pas un objet haïssable à ses yeux, si dans un lieu comme celui-ci, où nous n’aurions d’autres témoins que ces arbres & mon amour, elle consentoit d’écouter les protestations de ma tendresse, quel bonheur égaleroit le mien ! Abusé par cette chimère, je passois quelquefois des momens aussi agréables que si ma félicité eût été réelle ; mais le charme se dissipoit, mes yeux s’ouvroient sur mon infortune, que ces momens d’illusion me rendoient encore plus sensible. C’en est trop, cruelle Bonneval, image trop chère, vous me suivez par-tout, vous triomphez de toutes mes résolutions, que vous ai-je fait ? Pourquoi me haïssez-vous ? Si je vous ai offensée, vous êtes vous-même l’auteur de mon crime. Pourquoi me trompiez-vous par une feinte douceur, je n’ai rien vû dans vos yeux qui ne justifie ma hardiesse ? Ces yeux cruels, où j’ai pris tout le feu qui me consume, ont mille fois répondu au langage des miens. Non, reprenais-je (en réfléchissant sur toutes les circonstances) on ne passe pas avec tant de rapidité d’une extrême douceur aux mépris les plus cruels : je devois m’éclaircir ; que suis-je, si cette lettre vient d’elle ? J’avois donné imprudemment la mienne à Madame de Valpré, je n’en peux plus douter, elle a fait la réponse. Ah ! s’il étoit vrai qu’elle ne fût pas de Mademoiselle de Bonneval, si j’étois sûr de ne lui avoir pas déplû, la moitié de mon sang seroit un prix trop foible pour payer un pareil bonheur ; peut-être, continua Barneuil, abusai-je de votre complaisance en m’appesantissant sur un sujet qui ne vous intéressera qu’autant que votre amitié vous y rendra sensible ; mais on aime à se retracer ses malheurs, on en chérit le souvenir, le frémissement qu’il excite en nous, devient un sentiment précieux à notre âme.
Je ne laissai pas, poursuivit-il, à la réflexion le tems de me détromper ; je partis, & guidé par cette lueur d’espérance, j’arrivai chez Madame de Valpré. Il falloit être bien téméraire pour l’aborder sans rougir. Elle étoit seule : cette solitude me surprit ; j’essuyai un déluge de reproches obligeans sur le peu de soin que j’avois de cultiver les personnes qui avoient le plus d’inclination pour moi. Je la remerciai froidement, & je lui demandai sans affectation des nouvelles de son aimable niéce : mon cœur palpitoit en prononçant son nom, il prévoyoit sans doute le nouveau coup qu’on alloit lui porter. Elle me répondit avec un air de surprise qui ne me parut que trop sincère. Eh quoi ! vous ignorez donc son départ pour la Bretagne. Cette nouvelle me rendit immobile, Madame de Valpré gardoit, comme moi, un profond silence ; je laissai échaper un soupir en la regardant, nos yeux se rencontrèrent. Vous me faites pitié, dit-elle, avec un dépit qu’elle ne put dissimuler : je vous plains, Barneuil ; un amour comme le vôtre ne méritoit pas d’être payé d’ingratitude. Ces paroles me tirèrent de mon accablement : Vous sçavez donc que je l’aimois, lui dis-je tristement. Je sçai plus, me répondit-elle, aucune de vos démarches ne m’a été inconnuë ; & quand vous vous imaginiez que votre secret n’étoit connu de personne, je le lisois dans vos yeux ; les moindres regards, les paroles les plus simples, les actions les plus indifférentes, tout décèle un Amant qui veut cacher sa flâme. J’en ai vû les progrès ; & puis, en pouvois-je douter après la lettre que vous lui avez écrite ? Ah ! ce coup m’abattit, je devois y être préparé, mais il ne m’en fut pas moins sensible. J’attendois avec une nonchalance inquiéte que Madame de Valpré confirmât mon malheur. Je vous estime trop, poursuivit-elle, pour m’opposer à votre bonheur, & je laissois à Mademoiselle de Bonneval la liberté de disposer de ses inclinations ; je lui remis votre lettre, & je me contentai de vous plaindre ; car je connois son cœur : l’ambition est la seule passion qui y règne ; quelle disposition pour répondre à tout l’amour que vous lui témoigniez ? Et c’est ce cœur qui lui a dicté la réponse qu’elle vous a faite. Confus de la voir si bien instruite, je lui dis avec vivacité, Eh bien, Madame, vous avez été le témoin de mon amour, soyez-le de ma honte ; oui, je veux la haïr autant que je l’aimois. Voilà le moment critique que Madame de Valpré souhaitoit depuis long-tems ; pouvois-je ne pas donner dans un piége d’autant plus véritable que celle qui me le tendoit, sembloit elle-même s’intéresser à mon malheur.
La dureté de Mademoiselle de Bonneval, & l’impossibilité de réussir à toucher un cœur comme le sien, me firent prendre mon parti sur le champ, celui de reprendre les sentimens que je croyois avoir pour elle, en m’en éloignant, celui de la haïr. D’un autre côté, la bonté de Madame de Valpré m’enchantoit ; elle me regardoit d’un air tendre. Ses charmes souffroient dans la compagnie de Mademoiselle de Bonneval une comparaison qui ne leur étoit pas avantageuse ; mais délivrez de cette rivalité, ils reprenoient leur pouvoir. Je l’éprouvai, une flâme nouvelle se glissa dans mes veines, je m’étonnai de mon insensibilité pour elle, & je la réparai. Ah ! lui dis-je, Madame (en soupirant de l’ingratitude de Mademoiselle de Bonneval) si j’osois me flater que l’offre d’un cœur comme le mien fût encore de quelque prix à vos yeux il feroit son bonheur de brûler pour vous. Eh pourquoi le rebuteriez-vous ? S’il ne vous a point offert son premier hommage ; il reconnoît son erreur, les mépris dont on l’a accablé n’ont fait que l’éclairer sur vos charmes ; & sur le champ me jettant à ses genoux, je lui fis des protestations d’une tendresse éternelle ; je lisois dans ses yeux, qui brilloient d’un éclat qui m’étoit inconnu, le plaisir que lui causoit mon action. Êtes-vous sincère, me disoit-elle, d’un air embarrassé : Barneuil, si je vous écoutois ; me seriez-vous fidèle ? Je le lui jurai avec toute la vivacité d’un Amant à qui l’on permet déjà de dire librement qu’il aime. (La liaison où nous avions été, me mettoit en droit de passer par-dessus le cérémonial incommode d’un amour naissant, & nous avoit pour ainsi dire préparez à cette conversation.) Elle insista cependant, voulant sans doute, en faisant naître de nouveaux doutes, goûter à plusieurs reprises le plaisir de sa victoire. Ne me trompez pas, dit-elle ; ah quelle gloire vous reviendroit-il de me tromper ? C’est sur la sincérité de votre réponse que je règlerai les sentimens de mon cœur. De quel œil verriez-vous à présent Mademoiselle de Bonneval ? Je lui répondis par ce Vers de Phédre :
Je la vois comme un monstre effroyable à mes yeux.
Quoi ! reprit-elle en riant, ou plutôt en s’applaudissant de mon transport, vous la haïriez au point de lui dire qu’elle est pour vous un objet effroyable ! Non, vous n’oseriez le lui dire, je vous verrois tomber à ses genoux ; je vous verrois lui faire les mêmes protestations que vous venez de me faire ; lui jurer la même tendresse que vous venez de me jurer ; vous m’oubleriez. Moi, lui dis-je, Madame, moi vous oublier ! j’ose vous demander la même sincérité que vous exigiez tout-à-l’heure de moi. Le voyage de Mademoiselle de Bonneval est-il véritable ? Est-elle à Paris, dites-moi l’endroit, donnez-moi les moyens de vous prouver mon amour, vous m’y verrez voler pour braver son indifférence, j’irai l’encourager à de nouveaux mépris, & m’affermir dans ma haine. Doutez-vous à présent. de ma sincérité, & si j’ai droit d’espérer, que votre cœur payera d’un tendre retour l’amour que vous m’avez inspiré ? Pour première marque de votre tendresse mettez-moi à cette épreuve, je vous en conjure. Allez, ingrat, me dit-elle, courez en Bretagne ; courez aux pieds de Mademoiselle de Bonneval, allez lui jurer que vous vous repentez d’avoir payé ses mépris par un mépris qu’elle ne mérite que trop ; & pour gage de votre repentir, faites-lui le sacrifice de ma foiblesse. Oui, je vous aurois aimé, je vous le dis aujourd’hui pour n’en parler jamais… Je l’arrêtai, je me jettai à ses genoux, & je n’eus pas de peine à persuader un cœur déjà persuadé par l’amour.
J’étois dans cette posture, quand une des femmes de Madame de Valpré entra (c’est la même qui étoit au service de Mademoiselle de Bonneval dans son Couvent, & qui lui dit qu’elle m’avoit vû aux pieds de sa tante.) Elles parurent toutes deux interdites ; j’attribuai à la surprise ce trouble que je vis sur le visage de Madame de Valpré. Que j’étois éloigné de croire la peine que j’allois causer à ma chère Maîtresse, qui traînoit une vie mourante dans un Couvent, & m’étoit fidelle ! Je sçais ce que vous me voulez, dit Madame de Valpré à cette femme de chambre, dites-lui que j’irai… La suivante sortit sans répondre, & il vint d’autres personnes qui coupèrent tout-à-fait la conversation.
Vous blâmerez mon inconstance ; mais la violence de ma passion me justifie : peut-on exiger d’un cœur qu’il soit fidèle, quand sa fidélité ne lui présente que des sujets dignes de désespoir ? Victime de deux passions aussi opposées, telles que l’amour & l’indignation, & flotant dans une mer d’agitations, il se jette avidement vers le premier objet dont il attend du secours ; mais le fond est toûjours le même. Telle étoit la situation du mien. Il s’embrasa subitement pour Madame de Valpré ; mais j’étois sûr que Mademoiselle de Bonneval me haïssoit, & je trouvois dans la tante une Amante moins aimable à la vérité, mais qui l’emportoit du côté de la sensibilité, dont l’amour avoit précédé l’aveu du mien ; (car elle ne me déguisa point que c’étoit elle-même qui m’avoit donné le rendez-vous des Thuilleries, & que la crainte seule d’une indiscrétion de ma part, l’avoit empêchée de me l’avouer) ; & qui, maîtresse de son sort, pourroit m’en faire un agréable, si j’étois assez raisonnable pour me prêter à mon bonheur. C’est ainsi que je raisonnois pour écarter l’idée de Mademoisellz de Bonneval, qui venoit quelquefois troubler cruellement mes nouvelles amours. Je jettois en soupirant les yeux sur ce que je perdois : oui, disois-je, elle auroit fait ma félicité, mais Madame de Valpré la fait aussi. Je me roidissois contre ma propre foiblesse, mon cœur s’armoit contre mon cœur, je rassemblois tous les sujets que je croyois avoir de la haïr, & bien-tôt les caresses de Madame de Valpré éloignoient ces tristes pensées.
J’étois un jour à ses genoux, je la conjurois avec les instances les plus vives de hâter mon bonheur : elle me regarda tendrement, & me dit, j’y consens, Barneuil ; que dis-je ! mes vœux n’ont pas attendu les vôtres… & elle se tut. Qui peut donc, lui dis-je précipitamment, retarder notre commune félicité ? Ah ! me répondit-elle, dispensez moi de cet aveu ; si mon amour vous suffit, vous sçavez combien je vous aime. Eh, Madame, lui répliquai-je, que vous êtes cruelle ! Au moment que vous comblez mon cœur de joye, votre cruel silence le remplit d’amertume. Eh bien, reprit-elle, il faut donc me découvrir : tout ce silence n’est que l’effet de ma délicatesse : si je vous aimois moins, je serois moins craintive. Je suis jalouse des moindres mouvemens qui se passent dans votre cœur : ne me déguisez pas l’effet que va produire la nouvelle du mariage de Mademoiselle de Bonneval avec Monsieur de M… Ah ! s’écria-t-elle, vous vous taisez ? Qu’est devenu votre amour ? Barneuil, vous ne m’aimez donc plus ? Moi, Madame, lui dis-je, je ne vous aimerois plus ! vos craintes font injustes. Ces mots prononcez d’une voix entrecoupée de soupirs, étoient les derniers efforts du charme qui m’attachoit à Madame de Valpré : sa cruelle nouvelle venoit de le dissiper, & me rendoit toute mon indifférence pour elle, sans justifier Mademoiselle de Bonneval. Je vis clair alors dans mon cœur ; je vis que je n’avois senti d’amour pour Madame de Valpré, qu’autant qu’il me vengeoit des mépris de sa Niéce, qu’autant que j’espérois que Mademoiselle de Bonneval, informée de la préférence que je donnois à sa Tante, & de la facilité avec laquelle j’avois brisé mes fers, me regretteroit. L’envie de lui sçavoir ce dépit, soutenoit mon amour, ou plutôt étoit le véritable amour que je sentois : mais un cœur que l’espérance ne soutient plus, n’a plus rien à dissimuler. Vous avez raison, dis-je froidement à Madame de Valpré ; vous connoissiez mieux mon cœur que moi-même, Madame ; je ne méritois pas votre tendresse : je vais gémir de vous l’avoir inspirée, & de n’y pouvoir répondre. Oubliez un ingrat, indigne des sentimens dont vous l’honoriez.
Je sortis sur le champ, & la laissai accablée de mon offensante sincerité : quelques larmes que je vis couler de ses yeux, me pénétrèrent de douleur, sans m’attendrir. Je ne me reconnoissois pas ; je cherchois ces ardeurs que je sentois pour elle un moment auparavant. Elles étoient disparues ; je la quittai pour ne la revoir de ma vie. Le chagrin de l’avoir trompée, & la douleur d’avoir perdu pour toûjours Mademoiselle de Bonneval, me jettèrent dans une noire mélancolie, qui me dégoûta de mes occupations ordinaires, & me rendit insensible aux plaisirs que je cherchois, pour me distraire dans la compagnie de mes meilleurs amis. La tristesse venoit m’y attaquer, je me pesois à moi-même : Que suit-il de ce dégoût pour ce qui nous faisoit le plus de plaisir ? Un détachement pour tout, qui est presque toujours suivi d’un mouvement vers le Créateur ; c’est-ce qui m’arriva. Un habile homme sçut en profiter, pour m’engager à entrer dans son Ordre. J’y portai toutes mes inquiétudes ; vous les vîtes hier. C’est ainsi que ma chère Maîtresse & moi, victimes de notre crédulité, nous nous sacrifiions à des fantômes de haine & d’infidélité, que les artifices de Madame de Valpré sçavoient entretenir.
Barneuil finit ainsi son récit. Nous nous quittâmes, en nous promettant de nous revoir. Adieu, me dit-il en m’embrassant ; Je jais travailler à tromper la vigilance de Madame de Valpré : trop-heureux si je puis parvenir à voir Mademoiselle de Bonneval !
L’amour ou l’indifférence ne sont pas des sentimens dont nous soyons les maîtres ; mais il est plus aisé de se garantir de l’amour, que de recouvrer cette précieuse indifférence, quand il s’est acquis quelque droit dans un cœur.
La réflexion n’a que de foibles armes contre l’amour ; s’il cède, ce n’est que pour s’opiniâtrer à combattre : c’est un feu que l’on croit éteint ; les occasions le rallument.
Pourquoi cette réflexion, m’allez-vous dire ; voulez-vous encore en faire l’application à vous même ? Oui, Monsieur, cette façon de penser vous surprend, n’est-il pas vrai ? Il me semble que je me suis donné quelques pages plus haut, pour un homme qui, désormais content d’estimer, renonçoit aux douceurs que promet le Dieu de Cythère, quand l’objet aimé vous paye d’un tendre retour : Oui, je sçais cela ; mais je veux que vous n’ayez rien à me reprocher. Vous exigez de moi un aveu sincère : c’est ici le lieu de vous expliquer la cause de cette tristesse, où vous m’avez vû plongé au milieu même des plaisirs qui semblent naître chez vous à chaque moment, & qui toûjours nouveaux & toûjours diversifiez, déclarent une guerre mortelle aux caractères mélancoliques. Je dois donc vous justifier mon insensibilité ; ainsi pardonnez-moi cette petite revûë que je fais de mon cœur ; elle n’aura pas le tems de vous ennuyer.
Tant que la passion mutuelle de Barneuil & de Mademoiselle de Bonneval m’éclaira sur l’extravagance de la mienne, je défendis à mon cœur de concevoir la moindre espérance. La générosité & l’estime étoient les seuls motifs dont je me croyois animé. Si-tôt que je crus ces Amans éloignez l’un de l’autre ; & forcez à renoncer à l’espoir de se posséder jamais, mon amour réveilla ses droits, mais la raison combattit toûjours un penchant trop flatteur, & l’absence acheva ce que la raison avoit commencé. Une affaire indispensable m’éloigna de Paris ; Je partis avec trop de précipitation pour avoir des nouvelles de nos Amans, & ce ne fut qu’à mon retour que je dus la connoissance de leur sort à une avanture singuliere que voici.
J’étois dans un carosse, que je venois de prendre sur le Quai des Augustins, dans le Carrefour de la ruë Dauphine. Mon Cocher apperçut un de ses camarades à qui il en vouloit, qui descendoit la ruë de la Comédie ; l’autre le vit de même. Les deux Rivaux, semblables aux Héros d’Homère, se mesurent de l’œil, préparent leurs armes, & s’apostrophent mutuellement d’un coup de fouet, qui n’est que le prélude d’une scène plus sérieuse ; car les Héros, embrasez tous deux de colère, & méprisant la gloire peu satisfaisante de s’assommer à coups de fouets, sautent de leurs siéges, s’élancent l’un sur l’autre, & commencent un combat, qui eut bientôt pour témoins une multitude de badauts que ce spectacle divertissoit infiniment. Je m’étois d’abord tenu fort tranquille, attendant qu’il plût à nos champions de remonter sur leurs siéges ; mais voyant la longueur du combat, & l’opiniâtreté des combattans, je m’impatientai, & descendis du carosse dans l’intention d’en prendre un autre. Le Fiacre ennemi conduisoit un Monsieur, qui attendoit de son côté fort patiemment, que la victoire couronnant un des deux Rivaux ; donnât à son Cocher la liberté de continuer sa route ; il me vit descendre, & craignant sans doute qu’il ne me prit envie de mettre le hola, & de rompre par là la neutralité dont nous étions tacitement convenus dès le commencement de la bataille. Il sortit de son côté pour appuyer son parti, & remettre les choses dans l’équilibre. Figurez-vous quelle fut ma surprise en reconnoissant Barneuil, qui me remit de son côté, & vint à moi les bras ouverts. Ah ! mon cher ami, me dit-il, je vous retrouve enfin, après avoir perdu l’espérance de vous revoir. Mon épouse va partager le plaisir qui me transporte. Quoi ! Monsieur, lui répondis-je avec surprise, vous êtes marié ? Vous avez donc renoncé à Mademoiselle de Bonneval ; au contraire, me dit-il, c’est cette chère personne qui fait à présent mon bonheur. Je lui marquai mon étonnement, & je le priai de m’expliquer, comment il avoit enfin vaincu l’opiniâtreté de Madame de Valpré, & en avoit obtenu le consentement à son mariage. C’est-ce que je vais vous apprendre, me répondit-il, en me montrant le Caffé de Procope ; entrons ici, je vais vous faire ce détail.
Nous allions entrer, quand nos deux coquins, que l’intérêt avoit réunis ; accoururent après nous ; je leur jettai un écu, en leur disant de s’accommoder ensemble. Ce fut un nouveau sujet de discorde, ils se battirent sur nouveaux fraix : nous entrâmes, Barneuil & moi, dans une chambre de derrière, où loin de la foule importune des babillards qui y braillent continuellement, mon ami prit ainsi la parole.
ous vous souvenez de ce jour malheureux que vous m’entraînâtes au Jardin du Temple ; vos soins obligeans, & la tendre part que vous preniez à ma douleur, ne gagnèrent sur moi que de vous la déguiser : rien ne pouvoit la modérer au fond de mon cœur. La perte irréparable de Mademoiselle de Bonneval, & l’entêtement de Madame de Valpré la nourissoient ; je m’imaginois qu’on ne pouvoit rien ajoûter à mon malheur, & j’étois sur le point d’être le plus heureux des hommes ; Madame de Valpré avoit pris pour moi des sentimens plus favorables, soit qu’effectivement notre état l’eût attendrie, ou qu’elle craignît de se donner un ridicule, dont la réputation de sa Niéce seroit peut-être la victime, si l’on apprenoit sa malheureuse avanture. Quoi qu’il en soit, elle étoit tout-à-fait changée à mon égard, quand le désespoir me conduisit à ses pieds.
Dévoré par mon chagrin, & ennuyé d’une incertitude sur le sort de Mademoiselle de Bonneval, plus cruelle pour moi que la mort ; (car j’avois fait inutilement tous mes efforts pour en apprendre des nouvelles.) je résolus d’entrer chez Madame de Valpré, de me jetter à ses genoux, & de lui demander la mort. Mon action pourra la toucher, me disois-je ; elle ne sera peut-être pas insensible aux pleurs qu’elle me verra verser. Que risqué-je ? Puis-je être plus malheureux que je ne le suis. Quand elle épuiseroit sur moi tout ce que la colère peut fournir à une femme, qu’un double intérêt engage à me persécuter ? Au hazard de tout ce qui pourroit en arriver, je gagnai sur moi d’oser me présenter devant cette terrible ennemie. J’entre, je la demande ; on me dit qu’elle est indisposée ; je veux me retirer. J’allois le faire, & je sentois une satisfattion intérieure de ce que le hazard servoit si à propos un reste de timidité que je n’avois pû vaincre : mais j’étois à peine au bas de l’escalier, que je me vis rappellé par la femme de chambre de Madame de Valpré, qui me dit que sa Maîtresse souhaitoit de me parler. Je frissonnai ; le courage dont je m’étois armé en entrant, disparut ; mes résolutions s’évanouirent, & je m’approchai en tremblant du lit, où une petite incommodité retenoit Madame de Valpré. Je la regardois comme un Juge sévère, qui m’alloit prononcer ma Sentence. Vous rirez d’une pareille foiblesse, mais on connoît bien peu l’amour, si l’on croit qu’il donne de la hardiesse.
Je n’osois donc envisager Madame de Valpré, elle me fit asseoir ; & j’attendois les yeux baissez qu’elle ouvrit la bouche. Vous me haïssez, Monsieur, me dit-elle, j’en suis persuadée, je serois injuste de vouloir que vous eussiez pour moi d’autres sentimens ; je sçai me rendre justice, j’ai mérité votre haine ; j’ai troublé votre tendresse pour Mademoiselle de Bonneval, j’ai voulu vous l’arracher, la rendre votre ennemie ; ce sont-là de ces choses qu’un Amant ne pardonne pas : je pourrois vous en donner une excuse qui satisferoit peut-être votre amour propre, mais que votre cœur ne recevroit pas. Ah ! Madame, lui répondis-je, (en levant sur elle des yeux que je ne fixois qu’en tremblant) que me rappellez-vous ? Je sçai que je suis coupable, que j’ai mérité les rigueurs dont vous m’accablez, mon crime a rendu légitime tout ce que le ressentiment vous a fait faire contre moi. Mais, Madame, vous sçavez qu’on n’aime pas par choix, les caprices du cœur sont les tyrans de la raison : Je devrois rougir de faire encore éclater à vos yeux un amour qui vous offense ; mais si j’avois assez de pouvoir pour le modérer, j’en aurois eu assez pour résister à ce qui le cause.
Éclatez, Madame, en reproches ; mon cœur est un ingrat qui le mérite. Non, Barneuil, reprit-elle avec bonté, je ne vous en ferai pas ; on n’est aveugle qu’autant qu’on le veut bien être, les foiblesses de l’amour ne ont pas à l’épreuve de la réflexion, on sçait les vaincre quand on veut les combattre ; ce que je vous dis-là, doit vous annoncer que j’ai sçû faire un retour raisonnable sur moi-même ; ainsi ne vous souvenez de mon amour, que pour songer que j’en ai triomphé ; mais que votre amitié me dédommage du sacrifice que vous a fait ma raison. Ce n’est pas tout, vous auriez à vous plaindre de moi si je laissois mon ouvrage imparfait ; il n’y a que votre félicité qui puisse étouffer mes remords. Je vois bien, dit-elle en soûriant, que ma niéce peut seule la faire, je vous l’accorde. Je me jettai avec transport sur la main de cette aimable Dame, que j’arrosai de larmes que m’arrachoient la reconnoissance & sa générosité. Ah ! lui dis-je, Madame, que ne puis-je payer toutes vos bontez de la meilleure partie de mon sang ; c’étoient-là les seuls remercîmens que je pusse lui faire, les seules paroles que je pusse proférer dans l’état où me mettoit un bonheur aussi inespéré. Barneuil, reprit-elle, que je crains bien que mon consentement ne soit venu trop tard ; il n’est pas encore tems de vous livrer à la joye, attendez pour faire éclater vos transports, que votre félicité ne trouve plus d’obstacles. Eh quoi ! lui dis-je vivement, vous consentez à mon bonheur, Madame ; qui peut l’empêcher ? Mademoiselle de Bonneval elle-même, me répondit-elle. Juste Ciel, m’écriai-je, seroit-elle changée ? Pour moi, je l’adore ; l’auroit-elle oublié ? Vous sentez bien, me dit Madame de Valpré, que je ne peux rien vous répondre là-dessus ; c’est de sa bouche même que je vous permets de l’apprendre. Elle me dit aussi-tôt que Mademoiselle de Bonneval s’étoit retirée dans son Couvent depuis que je ne l’avois vûë, & qu’elle l’avoit priée de consentir qu’elle y passât le reste de sa vie. Je ne m’attendois pas à ce nouveau coup ; ainsi le sort vouloit que je souffrisse toujours de nouvelles inquiétudes, soit que Madame de Valpré consentit ou s’opposât à mon amour.
Étonné de la résolution de Mademoiselle de Bonneval, mais trop persuadé de sa tendresse pour croire qu’elle y persistât, je courus à son Couvent ; je n’osois encore me flatter d’un bonheur certain, mais je croyois avoir toutes les raisons du monde de le croire tel. J’avois le consentement de Madame de Valpré, je n’avois plus rien à craindre ; ce fut de la part de cette Dame que je fus demander sa charmante niéce, que j’attendois avec impatience. Elle parut ; que je la trouvai belle ! un air de tristesse répandu sur toute sa personne, sembloit lui donner de nouvelles grâces ; & cette tristesse me présentoit quelque chose de si flatteur pour moi, qu’elle me pénétra. Si une grille ennemie ne se fût opposée à ma vivacité ; mes transports, plutôt que ses yeux, lui auroient appris que c’étoit son Amant qu’elle alloit trouver. Elle parut étonnée, en me reconnoissant. Comme je l’avois demandée de la part de Madame de Valpré, & qu’elle ne la voyoit pas, je crus qu’elle alloit se retirer. Ah ! m’écriai-je, cruelle personne, vous me fuyez ! votre changement n’est que trop véritable ; je refusois de le croire, mais je n’en puis plus douter ; vous détestez donc les sentimens trop favorables que vous aviez pour moi ? Le malheureux Barneuil n’est plus pour vous qu’un objet de mépris ! Non, Monsieur, me répondit-elle modestement, pensez différemment d’un cœur comme le mien ; ma façon de penser vous doit être connue : dispenfez moi d’en dire davantage. Mais vous, que venez-vous chercher ici ? Venez-vous m’envier la triste satisfaction de verser des larmes ? Hélas ! c’est l’unique plaisir que j’y goûte. Si vous donnez, lui dis-je, ces larmes précieuses au souvenir d’une tendresse persécutée ; que je suis heureux ! j’aurai le plaisir de les arrêter ; & le consentement de Madame de Valpré nous fera bientôt oublier nos infortunes ; ces paroles parurent la surprendre. Oui, lui ajoûtai-je, mon amour a désarmé l’obstination de Madame de Valpré, elle consent à faire mon bonheur ; il ne dépend plus que de vous. Barneuil, me dit-elle après un moment de silence, rien ne peut altérer ma résolution, ma Tante vous l’aura sans doute apprise ; & si vous avez conservé quelque estime pour moi, vous l’approuverez. Moi, lui répondis-je, j’approuverai que vous rompiez les promesses qui m’ont engagé votre foi ! Barneuil, reprit-elle, la réflexion m’a éclaircie sur la honte d’une démarche trop imprudente que l’amour m’avoit fait faire. La tranquillité de ma vie est la victime que la bienséance veut que j’immole à ma gloire. Plaignez-moi de penser de la sorte ; mais je me suis interdit la liberté de vous écouter davantage. Adieu, Barneuil. Elle disparut en disant ces mots, & me laissa en proye à la douleur la plus vive. Je ne me laissai point aller au désespoir ; & comptant beaucoup sur le penchant qui parloit encore pour moi dans son cœur, je me flattai de triompher de ses préjugez.
Je fentois pourtant qu’il me seroit impossible de la persuader, si je n’avois recours à l’assistance d’un second ; mais retourner à Madame de Valpré, & m’en promettre le secours que je désirois, c’étoit m’exposer aux caprices d’une générosité momentanée, qui pourroit fort bien se démentir. Madame de Boran, cette tendre amie de Mademoiselle de Bonneval, se présenta sur le champ à mon imagination ; je m’arrêtai avec plaisir à cette idée. Je résolus d’aller voir cette Dame ; je montai chez elle, je me fis connoître, je l’attendris par la peinture que je lui fis de mon amour, & de la dureté de Mademoiselle ds Bonneval. Elle me promit avec bonté qu’elle s’intéresseroit pour moi, & elle me tint parole ; car le lendemain que je retournai la voir, suivant son ordre, j’eus le plaisir d’entendre la confirmation de mon bonheur de la bouche même de Mademoiselle de Bonneval ; & quelque tems après j’épousai cette chère personne.
- ↑ Chaulieu