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Les Rustiques/Un petit logement

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(Redirigé depuis Un petit logement)
Les RustiquesMercure de France. (p. 111-120).
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UN PETIT LOGEMENT


— Alors, t’as bien réfléchi, tu ne veux pas me louer ta chambre du fond ? Une fois, deux fois…

— Non, non !

— Pour soixante francs ?

— Pas pour mille !

— Eh bien ! garde-la, ta hutte à cochons ; tiens, veux-tu que je te dise, tu ne vaux pas mieux que les autres et tu n’es qu’un feignant, toi aussi.

— Et toi, tu n’es qu’un malappris.

Crachant en signe de mépris dans la direction du seuil de son interlocuteur, Arsène Barit, dit Cacaine, quitta après une bordée de jurons le père Désiré et, dans le crépuscule tombant, reprit à pas lents la direction du logis qu’il occupait vers le haut du village.

Arsène Barit cherchait un logement.

À la Saint-Martin dernière, qui est l’un des deux termes de l’année paysanne, son propriétaire, Ferréol Tournier, l’avait, sans façons aucunes, prévenu qu’il en avait assez d’un locataire aussi mauvaise langue que lui et qu’il eût à songer à prendre ses cliques et ses claques pour le 25 mars prochain.

L’explication qu’ils avaient eue alors avait été des plus orageuses. Cacaine, qui avait passé quelques mois à Paris, avait traité l’autre de sale vautour ; puis on s’était, avec force images, comparé aux animaux les plus disgraciés et les plus mal réputés de la terre. Sur quoi, maître Tournier, exaspéré, avait mis son locataire au défi de trouver au pays quelqu’un qui voulût, même à prix d’or, accepter de l’héberger une nuit à l’écurie et Cacaine, dans un ricanement hautain, pariait mille francs, dont il n’avait d’ailleurs pas le premier écu, qu’il trouverait sans chercher cent logis pour un seul, et qui vaudraient tous mieux que la boîte à puces que l’autre avait eu le front de lui louer pour quarante francs par an.

Il faut croire pourtant que cette dernière affirmation était un peu aventurée, car on était fin février, et, depuis deux mois qu’il s’adressait à ses compatriotes, détenteurs de locaux vacants, Arsène Barit essuyait partout le même refus, accompagné de cette invariable explication :

— Tu es trop mauvaise langue, mon garçon !

Il était de notoriété publique, en effet, à Velrans et aux environs, que le sieur Cacaine n’était pas la perle des locataires ni le modèle des camarades.

Très curieux de son naturel, il était toujours informé avant quiconque des menus potins du pays et n’avait pas son pareil pour les répandre et les amplifier. Pas un qui n’eût passé par son laminoir !

C’était surtout le dimanche, après la messe, devant un pernod « bien tassé » qu’il fallait le voir et l’entendre : un tel mettait de l’eau dans le lait qu’il portait à la fromagerie, la maison de celui-là était hypothéquée jusqu’à la dernière aisseule, tel autre couchait avec la femme du voisin, le curé était un vieux cochon et le maître d’école un fainéant. Nul n’échappait à sa dent et, comme il était solide, bien musclé et assez « braque » de son naturel, qu’il menaçait élégamment de casser la gueule à quiconque lui chercherait noise, il était aussi détesté que craint dans le pays. Il y vivait pourtant, soit en faisant le terrassier, soit en bricolant à de vagues besognes de charpentier et de maçon, soit encore, au moment des travaux, en se louant comme journalier pour faucher les foins et les blés.

On ne l’occupait, il est vrai, qu’à contre-cœur et quand on ne pouvait pas faire autrement ; mais comme le village manquait d’ouvriers agricoles, beaucoup de cultivateurs tout de même, certains jours où l’ouvrage pressait dur, étaient bien contents de le trouver là et de solliciter, contre argent comptant, ses services.

Cela ne pouvait cependant pas toujours durer. À la suite d’une affaire dans laquelle le village tout entier avait failli, par la faute de sa langue, en venir aux mains, un homme énergique parmi les anciens de la commune avait réuni quelques-uns de ses camarades et là, après avoir décidé son propriétaire à le flanquer à la porte, on avait avisé aux moyens de l’empêcher de retrouver coûte que coûte dans la région un nouveau logis.

Il s’en irait semer la discorde et la zizanie ailleurs, où il voudrait, pourvu que le pays fût débarrassé de sa personne.

Et voilà pourquoi, depuis deux mois, malgré de savantes entrées en matière et d’insidieux discours, Cacaine ne trouvait personne qui consentît à lui louer, même en payant d’avance et à un taux certes fort élevé pour le canton, la chambre qu’il sollicitait.

Après les premiers refus, il avait souri, hautain et méprisant ; mais à présent qu’il soupçonnait l’entente secrète et flairait la conspiration, il ne décolérait plus.

— Ah, tas de cochons, salauds ! grognait-il en remontant chez lui, bougres de canailles ! ah, vous voulez que je fiche le camp d’ici ? eh bien, non ! je ne m’en irai pas et, bon gré mal gré, vous me logerez, oui, vous me logerez : je le jure sur les tripes de mon père !

À dater de ce jour, Cacaine ne travailla plus et, sans doute pour mûrir en toute tranquillité son plan de campagne, hanta fort régulièrement les divers bouchons de la commune, proclamant sur tous les tons que les indigènes de Velrans n’étaient que des sauvages, des jean-foutres et des lâches et qu’ils lui paieraient tout ça en bloc plus tôt qu’ils ne le pensaient.

On n’avait pas été trop rassuré au début ; on craignait même qu’il ne lui vînt l’idée de mettre le feu aux quatre coins du village, simple histoire d’obliger ses compatriotes à chercher eux aussi des logements ; mais rien de ce genre n’arriva et l’on reprit entièrement confiance quand on constata qu’il ne dessaoulait plus et vendait même, pour continuer à boire, tout ce qui lui appartenait, sauf quelques hardes et ses outils.

On en conclut qu’il allait quitter Velrans pour repartir comme jadis « sur le trimard », et chacun respira.

Il continuait pourtant à menacer le village de représailles mystérieuses.

— Vous me le paierez ! Mais cela ne prenait plus, et tous étaient persuadés qu’il ne gueulait ainsi que pour effrayer les gens.

Du dix-huit au vingt-cinq mars, à l’auberge où il s’installa à demeure de l’ouverture à la fermeture, il ne cessa, en liquidant ses derniers écus, de débiter sur chaque habitant tout ce qu’il savait et même ce qu’il ne savait pas ; puis le vingt-cinq au soir, son sac d’outils en bandoulière et son baluchon sur l’épaule, il fit au bistro et à ses clients des adieux ironiques et rien moins que polis :

— Je pars chercher un petit logement ; mais, soyez tranquilles, tas de salauds, vous me reverrez !

— Bon voyage ! crièrent quelques spectateurs en suivant du regard sa haute silhouette, qui s’enfonça peu à peu et disparut dans la nuit.

Depuis un mois, le village n’avait aucune nouvelle de Cacaine et ne cherchait pas à en obtenir, trop heureux d’être débarrassé à si bon compte. On se félicitait et on triomphait.

— Ses menaces ? peuh ! des paroles de soulaud. Comment avait-on pu le supporter et le craindre si longtemps !

Ce fut vers cette époque que la mère Désiré, sans qu’on sût pourquoi ni comment, fut prise de coliques bizarres qui l’obligèrent à s’aliter. Deux ou trois jours après, plusieurs autres personnes, des enfants surtout, atteintes de vomissements suspects, durent à leur tour garder la chambre et le lit. Et tout le village bientôt, à des degrés variant selon la constitution et la force de résistance de chacun, fut en proie à des malaises étranges, symptômes inexplicables d’empoisonnement.

Le médecin, appelé, n’y avait d’abord rien compris et avait pensé que cela passerait ; mais comme la mère Désiré agonisait et que quelques autres ne valaient guère mieux, il jugea que l’enquête rigoureuse et sévère qui s’imposait devait lui faire découvrir la source occulte de cette extraordinaire épidémie.

Ses soupçons se portèrent sur l’eau, véhicule naturel des germes contagieux. Pour procéder méthodiquement, il commença par se rendre chez le maire et s’enquit de l’état des sources alimentant la commune.

— Nous avons un grand réservoir qui dessert toutes nos fontaines, déclara son interlocuteur. La clef s’en trouve à la mairie, mais jamais personne au pays n’a eu à se plaindre de l’eau.

— Il faut pourtant que j’en prélève un flacon pour l’analyser, insista le docteur ; de votre côté, vous ferez bien de visiter votre château d’eau et d’en effectuer un curage sérieux : je ne serais pas étonné qu’on y découvrît quelque chose d’anormal.

— Allons donc ! protesta le maire ; notre eau n’a pas sa pareille dans tout le canton, mais puisque vous y tenez…

Accompagnés des conseillers municipaux, du secrétaire de mairie et de quelques notables, les deux hommes se dirigèrent du côté du réservoir, où l’on arriva bientôt. La clef introduite dans la serrure refusa de tourner et comme le secrétaire la retirait, la porte s’ouvrit toute seule. Voilà qui était bizarre : elle n’était pas verrouillée alors qu’elle aurait dû l’être à double tour.

Ferréol qui, pour la circonstance, s’était muni d’une forte gaffe de fer, s’exclama, furibond :

— Pourvu que cette fripouille de Cacaine ne nous ait pas flanqué un chien crevé dans le réservoir !

Et il jeta la sonde, qu’il promena sur le fond. L’exploration ne dura pas longtemps.

Ferréol soudain blêmit : il venait de toucher quelque chose de volumineux et de pesant ; on dut l’aider à retirer son crochet alourdi du poids mystérieux qui y était suspendu.

— C’est bizarre, remarquait le médecin. Un corps d’animal noyé devrait presque flotter sur l’eau.

Le groupe anxieusement suivait la perche, qui peu à peu remontait.

Tuméfiée, méconnaissable, la masse informe d’un corps violacé, noirâtre, aux chairs blettes, tombant en décomposition creva la surface sombre et bouillonnante du liquide et l’on vit un homme aux cheveux et à la barbe rongés sur la face duquel nul d’abord n’aurait pu mettre un nom.

On recula et il n’y eut, parmi tous ceux qui étaient présents, qu’un même cri d’horreur. Blêmes, hâves, les notables de Velrans faisaient de violents efforts pour ne pas vomir.

Hissé jusqu’à l’ouverture du réservoir, le cadavre fut déposé sur le sol et, après un minutieux examen, aux vêtements et au sac d’outils, quelques-uns des témoins de cette scène reconnurent dans l’être qu’ils avaient devant eux Cacaine le disparu.

Des hoquets de dégoût convulsèrent de nouveau leurs faces hâlées, zébrées de rides : depuis un mois, ils avaient bu de l’eau dans laquelle mijotait ce noyé ; depuis un mois tout le pays s’abreuvait de cette pourriture.

— La crapule !

Enfin, sur l’ordre du docteur, on transporta dans la salle de mairie le funèbre colis que deux hommes dévoués dévêtirent et fouillèrent.

C’était à n’en pas douter Cacaine, sans autre chose dans ses poches que son livret militaire aux feuillets détrempés et collés et, dans la doublure de la veste, une petite boîte en métal, très solide, soigneusement close et comme soudée par la rouille.

On l’ouvrit avec difficulté et une lettre apparut, à peine humide, tant la fermeture était hermétique. Elle était adressée à messieurs les habitants, à messieurs les conseillers et à monsieur le maire de Velrans.

Avec une fébrilité très compréhensible, ce dernier la décacheta aussitôt et, dans le grand silence qui s’était établi, en donna lecture à haute voix. Elle était bien signée Arsène Barit, dit Cacaine, et ne comportait que cette simple phrase :

« Eh bien ! tas de salauds, je vous l’avais pourtant prédit ! Je l’ai trouvé tout de même, mon petit logement, et je vous emm… ! »