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La Conspiration/02

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VII
Bernard Rosenthal à Philippe Laforgue
Paris, le 26 mars 1929.
Cher Philippe,


Il est temps que je te mette enfin au courant du projet que vous avez sans doute tous soupçonné que j’avais, j’écris aussi à Bloyé et à Jurien. Ne disons rien pour le moment à Pluvinage.

Nous avons choisi une raison de vivre dans la Révolution. Une raison de vivre n’est pas un élément de confort spirituel qu’on utilise le soir pour s’endormir dans les saloperies de la bonne conscience. Il faut profondément réfléchir sur les suites que comporte cette raison, c’est ainsi qu’on parvient à la totalité de la vie. Nous ne nous tolérerons pas nous-mêmes sans la totalité. Spinoza dit : acquiescentia in se ipso. C’est ce que nous exigerons. L’essentiel consiste à s’accepter.

Rien ne me sollicite davantage que l’idée d’engagement irréversible. Il nous faut inventer les contraintes qui nous interdiront l’inconstance ; l’adhésion à la Révolution ne doit pas être une promesse à temps sur laquelle il soit un jour licite de revenir. Redoutons nos infidélités futures…

Un homme qui croit en Dieu, il est en proie au sentiment le plus sordide du monde, mais toute sa vie est commandée, il est sans fissures, il n’y a pas le morceau de la croyance et les morceaux de la vie ordinaire ; il lui est impossible de revenir en arrière et de se déjuger sans se sentir détruit. La Révolution exige de nous des actes qui soient aussi efficaces que ceux du chrétien, aussi éloignés de la vie intérieure, et qui nous compromettent assez pour que nous ne puissions jamais retourner. Ce qui me frappe dans la vie chrétienne, c’est qu’elle ne se préoccupe au fond que d’œuvres et de preuves ; les bonnes intentions sont des histoires protestantes. C’est ainsi que nous entendrons l’engagement : comme un système prémédité de contraintes rigoureuses.

L’anarchie était singulièrement favorable à ce genre d’œuvres. Lancer une bombe, tuer un important : après cela, il était vraiment impossible de continuer à vivre comme avant la bombe ou le meurtre, il n’y avait jamais plus de statu quo, les retraites étaient coupées, on était dans l’histoire jusqu’au cou, on ne pouvait que s’enfoncer depuis le moment qu’on s’était mis hors de la mesure. Mais l’anarchie a été tuée par l’histoire, par les révolutions du xxe siècle, par les masses qu’elles mettent en jeu, par la certitude où est le révolutionnaire qu’il ne parviendra pas par l’exploit terroriste à effrayer sérieusement l’ennemi. La politique dépouillée du terrorisme et de ses engagements purs pose à l’individu des problèmes d’un autre ordre dont le plus élevé est celui de l’efficacité. Il faut nous élever contre l’excès de profondeur qui escamote les questions, il faut simplement aller vers le vrai et vers l’Être qui sont simples.

C’est contre des techniques de gouvernement et de police très remarquables que se sont brisées les anciennes passions de l’anarchie. La Révolution sera technique. Le difficile, c’est d’inventer des actes qui soient à la fois utiles à la Révolution et qui constituent pour nous d’irréversibles événements. Il ne nous faut plus croire que la vérité sur le mal connue, le mal soit aboli. Il faut détruire le mal. Philosopher à coups de marteaux. Inventer des choses irréparables.

Il est clair, et tu dois le sentir comme moi, que les articles que nous avons publiés et les discours que nous ne manquerons pas de faire ne nous engagent pas, pour longtemps au moins, dangereusement. Comme il existe des ouvrages de dames, ce ne sont guère que des ouvrages de jeunes gens, qui relèvent de l’art habile et de la complaisance.

Il me semble — François Régnier à qui j’ai longuement parlé depuis notre visite ratée à Carrières m’a dit là-dessus des choses réellement importantes — que l’espionnage pourrait constituer en ce moment l’activité à la fois efficace et irrémédiable que j’ai passionnément en vue. La bassesse légendaire de l’espionnage tient tout entière aux intérêts temporels qui conduisent les espions et aux fins ignobles que visent les impérialismes qui les paient. On n’a point encore considéré l’espionnage comme une des formes de l’activité de l’esprit. Un acte d’espionnage parfaitement désintéressé dans ses mobiles ou dans le profond intéressement serait d’ordre concret et métaphysique, et entièrement pur par ses fins, ne me paraît pas indigne de nous : aucun moyen n’est impur.

La Révolution française qui se prépare, malgré toutes les apparences et tous les signes de la stabilité, doit mettre au premier plan de ses soucis les questions de la prise du pouvoir et des résistances qui pourront être opposées dans les premières semaines du conflit armé. Il existe donc une nécessité de travailler politiquement dans l’armée, et une nécessité conspirative de s’emparer avant les journées de décision de divers renseignements militaires : dispositifs de sécurité, plans de protection, emplacements des stocks d’armes des centres mobilisateurs, etc. Si je vois encore mal dans leur détail les conditions réelles du succès de l’espionnage industriel — il faudra évidemment créer un réseau complexe de techniciens absolument sûrs, qui seront peu nombreux dans les milieux de Centrale et de l’X, un peu plus nombreux peut-être du côté des Arts et Métiers, des écoles techniques du pauvre — le succès assez rapide et étendu de l’espionnage militaire me paraît plus facile à imaginer ; nous sommes tous destinés à faire notre service militaire comme officiers d’infanterie ou d’artillerie ou comme soldats occupant par les vertus de la Culture des emplois privilégiés. (Au fond nous avons eu jusqu’ici une politique stupide en nous opposant systématiquement à la Préparation militaire supérieure et en organisant à l’École comme les normaliens de Quimper la lutte contre le bonvoust.) Ce qui définit les secrets militaires, c’est moins la profondeur que la répétition : il n’y a pas plus kierkegaardien qu’un État-major. Il suffirait donc au début d’un nombre restreint de camarades pour transmettre ce qui est réellement important et pour amorcer l’organisation d’un réseau d’informateurs qui n’aura pas besoin d’être indéfiniment étendu. Nous reparlerons bientôt à loisir des détails concrets : je te prie d’y réfléchir.

P.-S. — Tu te rappelles Simon qui était avec nous à Louis-le-Grand et qui est entré aux Chartes ? Il est secrétaire de son colonel à Clignancourt. On pourrait faire une expérience. Je le verrai : j’ai toujours eu de l’influence sur lui, il a fait jusqu’ici presque tout ce que je lui ai suggéré.


Philippe Laforgue à Bernard Rosenthal
Strasbourg, le 28 mars 1929.
Mon Vieux Rosen.

Telle était donc ton idée dostoïevskienne. Elle me paraît incroyablement romantique. S’il est question d’engagement, j’ai comme une impression que l’engagement d’un métallurgiste dans une cellule du parti, dans une cellule d’usine, va beaucoup plus loin que n’importe quelle manifestation à la fois retorse et mystique. Retorse, parce qu’il est explicitement entendu que des types comme nous ne sont jamais pris, ne sont pas prenables. Le métallurgiste risque, et tout de suite, pas dans six mois, pas dans l’intemporel, sa liberté, son travail et sa croûte. De même les types qui se font poisser à la caserne pour provocation – de – militaires – à – la – désobéissance – dans – un – but – de – propagande – anarchiste. Peut-être que si nous ne redoutions pas une servitude politique et que si rien ne nous semblait plus important que de ne pas choisir, la véritable solution consisterait pour nous aussi dans l’adhésion pure et simple au parti, bien que la vie ne doive pas y être facile tous les jours pour les intellectuels. Ce sera à voir…

Mais enfin, en attendant qu’on se soit décidé à sauter le pas et que la Révolution soit plus visiblement prochaine que dans cette chienne d’époque, nous nous emmerdons tellement dans notre existence de jeunes élites que je ne vois pas pourquoi nous ne ferions pas dans la conspiration, les Possédés et le genre narodnik. Tes songes clandestins me paraissent cependant plus efficaces en vue de ta perfection personnelle que pour la réussite concrète de la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.

Mais tu es comme tu es, tu me répondras que l’homme n’a que faire de la perfection du cheval.

Il n’est pas exclu que je voie quelque chose à faire sur le terrain industriel grâce à mon polytechnicien de père qui est, comme il se doit, à l’avant-garde de la technique. Je serais pourtant étonné d’en avoir sur le champ l’énergie à cause de l’atmosphère qu’on respire ici dans l’attente des jours de Pâques.

Strasbourg glorieusement reconquise sur l’ennemi, à la grande joie des patriotes qui ressortirent des quantités de petits rubans noirs et verts, et des officiers allemands de la flottille du Rhin que leurs marins insurgés surveillaient déjà revolver au poing dans des docks pleins de drapeaux rouges, pendant que l’amiral faisait les cent pas à poil par plusieurs degrés au-dessous, Strasbourg, dis-je, possède encore, bien que son caractère futile et musical se soit beaucoup affaibli depuis six ans que mon père y est arrivé dans les fourgons des vainqueurs, un air ravissant de colonie rhénane où il n’est pas question qu’on prenne des choses au sérieux. Le temps de la grande folie est passé où les lieutenants de l’armée française tenaient le haut du pavé sur le Broglie et dans la rue de la Mésange et où les plus surprenantes intrigues enrichissaient en huit jours de petits aventuriers à peine démobilisés dont les femmes roulaient bientôt dans des Mercedes et des Rolls ; une romanesque contrebande de devises s’exerçait en barque d’une rive à l’autre du Rhin qui tenait à la fin des fins dans des verres bien anglo-français ; des avions militaires passaient en fraude des vélos et des machines à coudre accrochés entre les roues du train d’atterrissage ; les douaniers du pont de Kehl vidaient le corsage des femmes, plein de bas de soie, les poches des hommes, les soutanes des prêtres, tous enivrés par les abîmes de l’inflation allemande ; de puissantes familles de brasseurs et de banquiers payaient des jeunes gens désœuvrés arrivés de l’intérieur pour coucher avec les brus dont ils voulaient délivrer leurs fils, les hauts fonctionnaires du Commissariat de Millerand et d’Alapetite emportaient en France pour leurs maisons de campagne de pleins wagons de mobilier national ; les surréalistes venaient chercher à Strasbourg les inspirations du romantisme allemand. C’est fini, mais on use encore ses loisirs à errer sur des quais bordés de clochers, de carillons, de palais, de jardins à grillages, d’églises et de temples où les touristes vont méditer sur la mort en regardant de près dans les cercueils de verre des fillettes en robes à vertugadin et des généraux du xviiie empaillés et fortement mangés aux vers. Il existe des places au bord des canaux et de l’Ill avec des arbres, de l’herbe, du silence, et des weinstube où des serveuses-maîtresses en robe de soie noire découvrent assez haut leurs cuisses pour qu’on ait envie de les caresser, bien que leur peau ait une blancheur gênante de salade ; lorsqu’on les connaît assez bien, elles vous conduisent à la cuisine pour vous embrasser habilement sur la bouche en vous appelant en allemand ma petite âme. Pâques n’est pas mal en Alsace, mais rien ne vaut dans cette ville la saison des neiges. Tous les bordels ont alors des arbres de Noël autour desquels les jeunes bourgeois de la ville s’attendrissent dans la compagnie des filles pendant que leurs parents vont à la messe de minuit au Munster. Ces jeunes gens ont communément pour maîtresses, comme ils disent, des serveuses de brasserie à tabliers noirs et à gros seins, qui leur donnent quelque argent de poche. Ils vont le dimanche danser avec les amies de leurs sœurs dans les dancings de l’hôtel Hannong et de la Maison Rouge, car il fait encore un peu frais dans les restaurants de la Wanzenau et du Fuchs am Buckel. Dans peu de jours, ces jeunes filles commenceront à jouer au tennis sur les courts de la Robertsau, où il y aura des roses. Toutes les séductions des Familles… À toi.


Bernard Rosenthal à Philippe Laforgue
Paris, le 30 mars 1929.
Cher Philippe,

Je veux passer sur ton mot de romantique : nous en discuterons, parce qu’il me paraît témoigner d’un grave malentendu entre nous. Ce n’est pas la première fois que je soupçonne en toi je ne sais quelle nonchalante absence de passion. Attention aux jardins de l’Île-de-France, au parler tourangeau, à la mesure, à la mesure pour rien, au-bon-sens-la-chose-du-monde-la-mieux-partagée, à la connerie d’Anatole France et à la canaillerie de Voltaire. Tu es parfois terriblement français.

De l’adhésion au parti, nous reparlerons aussi, parce que c’est sérieux. Notre fonction consiste à inventer ou à approfondir des mystiques, mais non à les dissoudre dans des politiques. Il doit être possible de jouer un rôle important de francs-tireurs. Comme dit l’oncle de Hollande, la liberté ne peut jamais avoir d’excès.

Merci à tout hasard de ton acceptation de principe de mon projet : je n’aurais rien fait sans toi, ni sans les autres. Bloyé est également d’accord, avec des objections du type de la prudence, et Jurien, ce qui m’étonne davantage. Je n’en espérais pas tant de ce futur professeur de faculté qui perdra le goût de la révolution en même temps que son pucelage, ce qui ne saurait à présent beaucoup tarder. J’ai rencontré Simon, très atteint par le service militaire. Je ne lui ai rien dit encore. Il est évident qu’il n’y a pas grand’chose à découvrir chez son colonel, à part la liste des hommes du régiment classés P. R. Mais il a conçu seul l’ambition de se faire affecter comme secrétaire à l’un des bureaux de la place de Paris et il m’a dit qu’il avait demandé à être muté du 21e colonial à Clignancourt au 23e à Lourcine où un emploi va être vacant au bureau de la 2e zone de la place. Il ne voit à ce changement auquel je l’ai vivement encouragé que des avantages de paresse et des agréments de quartier. Il a peu de relations parisiennes. Mais lorsque nous serons réunis dans quelques jours, nous trouverons bien le moyen de le faire recommander par M. Un Tel, qui connaît Mme X…, qui est précisément si intime avec le Commandant Supérieur des Troupes coloniales. Est-ce que tu n’es pas toi-même plus ou moins acoquiné avec une poule du milieu Gouraud ? Salut.


Philippe Laforgue à Pauline D…
Strasbourg, le 2 avril 1929.
Chère Pauline,

J’ai un léger service à vous demander que vous devez pouvoir me rendre par la vertu de vos mauvaises fréquentations. Un de mes amis, qui est soldat au 21e colonial à la Caserne de Clignancourt, souhaite venir sur la rive gauche, et expressément au 23e colonial à la caserne de Lourcine. Il a des raisons parfaitement sérieuses qui ne vous regardent pas plus que moi. Comme vous êtes dans les généraux jusqu’au cou, vous pourriez peut-être demander à l’un de ces feuillus comment l’on doit s’y prendre. J’ajoute que mon ami ambitionne singulièrement d’être détaché à un emploi qui se trouvera bientôt vacant et dont il dit que c’est un filon, celui de secrétaire à la 2e zone de la Place-de-Paris, qui est précisément logée à la caserne de Lourcine, ou de Port-Royal. Il s’appelle André Simon, soldat au 21e régiment d’infanterie coloniale, Compagnie hors rang, Caserne de Clignancourt (18e).

P.-S. — Après la rentrée de Pâques, chère Pauline, si l’idée vous vient de revenir rue d’Ulm, j’aimerais que ce soit après neuf heures du soir. Il n’y a point de doute, étant données les coutumes de la maison, que le portier, qui a vu entrer jusqu’à des négresses, ne vous laisse passer.


Pauline D… à Philippe Laforgue
Paris, le 5 avril 1929.
Philippe dear,

Un service de moi à vous ! C’est trop amusant pour que je me dérobe. Vous pensez bien que vos façons ne me trompent guère, et j’ai trop de goût pour nos petites séances coupables de la rue d’Ulm pour vous tenir rigueur de vos mauvaises manières. J’ai naturellement trouvé le général qu’il fallait, c’était un vieil ami de mon oncle et un coup de téléphone a suffi. Votre ami sera nommé au poste qu’il ambitionnait. Il paraît que ce n’était pas une de ces ambitions qu’on ne puisse satisfaire. Ne me remerciez pas, j’ai les témoignages écrits de reconnaissance en horreur. J’irai vous voir. Après neuf heures du soir, puisque vous le souhaitez. À bientôt.


Philippe Laforgue à Bernard Rosenthal
Paris, le 9 avril 1929.
Mon Vieux Rosen,

C’est réglé. Simon ira à Port-Royal. Je suis arrivé hier soir à Paris et je pense que nous vous verrons bientôt. Rien n’est simple comme le début d’une Grande Conspiration. À toi.

VIII

André Simon était un jeune homme assez faible. Il était le fils de grands commerçants nantais qui élevaient admirablement leurs enfants, mais qui avaient fini par ne plus respecter que l’Esprit, sans penser que cette vénération saugrenue pour les activités les moins intéressées de la vie gâtait tout et qu’elle n’était que le signe de leur décadence marchande et d’une mauvaise conscience bourgeoise dont ils ne soupçonnaient encore rien. Ils avaient bien des excuses : jamais les valeurs de commerce et de considération ne s’étaient plus fortement attachées aux écrivains, aux artistes, aux diplomates, à tous les créateurs d’alibis.

Ce garçon bien doué, qui se serait sans doute accommodé de diriger les achats et les ventes de la maison de soieries de son père, rue Crébillon, en se consolant de n’avoir guère au-dessus de lui que les armateurs du boulevard Delorme et les grands courtiers maritimes de la Fosse, était entré à l’École des Chartes. Quelle aventure !

Il y a peu de mouvements sociaux plus singuliers que le destin de quelques grandes maisons de Nantes dans les années qui suivirent la guerre : la déviation qui entraîne Simon hors des chemins du commerce vers les petites curiosités de la Diplomatique pousse au même moment des jeunes gens de son milieu, qu’il a pu connaître au lycée Clemenceau, dans les années où des vieillards et de jeunes femmes remplaçaient les professeurs combattants ou morts au champ d’honneur, vers l’École des Sciences Politiques et les petits secrets de la diplomatie.

Des fils d’épiciers en gros élevés au pied des tours à carillon de Sainte-Croix ont découvert aux environs de mil neuf cent vingt-cinq le golf à la Baule, le cheval à Paris et se sont engagés dans des carrières orgueilleuses mais obscures, dans les légations françaises de cette Europe de Versailles, de Saint-Germain et de Trianon où les traités aux noms de châteaux et de parcs dissimulent mal le sang et les violences futures. D’autres, faisant écho à des appels parisiens ou à des voix alsaciennes, se sont lancés les yeux fermés dans l’activité poétique. D’autres enfin, désœuvrés par la facilité de l’argent et par la dispersion de leurs camarades de lycée, ont collectionné avec une passion frivole les disques des grands jazz-hot américains, ont joué au poker, ont poursuivi des femmes mariées que l’ennui livrait aux adultères de province ; ils ont appris à découvrir dans les pharmacies louches de la ville de la cocaïne ou de l’éther et ont emprunté aux grues démodées de la place Royale et de la place Graslin des billets de cent francs qu’elles leur ont réclamés avec des insultes sur le trottoir de la rue Crébillon ou sous les arcades blanches du Passage Pommeraye qui n’a pas fini d’exposer des bretelles, des eaux-fortes, des farces-attrapes, des préservatifs, des bandages, et le modèle périmé du cuirassé Jauréguiberry. Des fils de bijoutiers finissent par cambrioler les vitrines de leur père, sans respecter les médailles de première communion, les argenteries des fiançailles, les alliances, les hochets de baptême. Des adolescents réunis derrière le quai de la Fosse ou les quais de l’île Gloriette dans des caves moisies qui doivent leur rappeler les entrepôts de Londres et les jetées littéraires de Hambourg, organisent des sociétés secrètes soumises à des rituels enfantins et aux pratiques d’un érotisme aussi démodé que les femmes entretenues de leur ville natale.

Ce désordre de la jeunesse s’installa après la paix de dix-neuf dans les grandes villes de province, à Nantes comme à Reims, à Nancy, à Bordeaux, à Rouen ou à Lille, lorsque l’époque arriva pour les grandes bourgeoisies provinciales de douter anxieusement de leur avenir. Il semblait que leurs héritiers n’eussent à choisir qu’entre deux tentations : le fils du négociant en vins, à Bordeaux, qui, à la sortie de l’École Normale, va préparer à Athènes des fouilles en Chersonèse ou à Delos n’est peut-être pas moins dévoyé que le fils du notaire, à Rouen, qui comparaît devant les Assises pour un vol d’auto, une affaire de carambouillage ou un trafic de stupéfiants.

Huit ou neuf ans plus tard, lorsque vint le temps des Ligues, des trafics d’armes et des complots, on pensa que tout s’arrangerait dans des aventures politiques : le désordre des fils parut alors protéger le Grand Livre des pères.

André Simon redoutait plus que tout au monde d’être méprisé par Rosenthal, avec qui il avait achevé ses études à Louis-le-Grand et qu’il admirait, comme Bernard pensait de temps en temps admirer François Régnier, mais autrement. Que de cascades d’influences, de jeux de reflets sur des glaces, dans la vie des jeunes gens qui se sentent un peu trop invertébrés encore pour marcher sans compagnons, sans confidents et sans témoins. Simon écrivit un jour dans une lettre à son père.

— Mon ami Rosenthal est peut-être le seul philosophe vivant qu’il y ait actuellement en France. On ne le sait pas et il ne doit pas le savoir non plus. Mais quand il aura publié, ou fait ses premiers cours, on se rendra compte que c’est ainsi, et qu’on a un philosophe aussi important que Bergson.

Ces élans ne se fondaient pourtant que sur quelques phrases de Bernard.

Le premier effet de cette admiration était qu’André Simon faisait son service militaire comme soldat de 2e classe : il aurait pu être sous-lieutenant, il aurait même dû l’être, s’il avait obéi aux lois sur la préparation militaire des étudiants ; Rosenthal lui avait interdit de se soumettre à ces règles contre lesquelles beaucoup de jeunes gens résistèrent violemment en vingt-sept et en vingt-huit.

— Si tu acceptes de devenir officier de réserve, disait Rosenthal, je ne te reverrai de ma vie. Nous devons demeurer dans le rang. Ils voudraient bien que nous devenions leurs complices, complètement leurs complices ; ils croient d’ailleurs presque honnêtement que ça nous est dû comme à eux de commander. Mais nous nous donnerons toutes les occasions que nous pourrons d’être contre eux avec leurs ennemis. Le service militaire, c’est la première chance que nous ayons de nous trouver confondus avec des paysans, des ouvriers et des employés de banque. De nous séparer de notre classe. Allons-nous manquer notre première chance !

Soldat, Simon ne s’accoutuma jamais à une si inhumaine condition. Tout l’accablait : le monde barbare qui s’étendait à Clignancourt entre les murs du boulevard extérieur et les villages boueux de la zone était soumis à des règles et à des mœurs d’une étonnante violence, qui éclatait dans ses manières de manger, de dormir, de se laver, de parler des femmes, de recevoir passivement des ordres, que la quantité excessive des transmissions faisait paraître absurdes lorsqu’ils parvenaient jusqu’aux hommes.

Des mots de passe obscurs et une volonté partout étalée d’humiliation commande la vie militaire : Simon en arrivant à la caserne imaginait mal les raffinements où peut atteindre dans l’abaissement de l’homme un sous-officier de coloniale.

Les jeunes ouvriers parisiens du 21e colonial, qui se défendaient contre le régiment par des jeux de mots, des plaisanteries et des parades d’une inimitable aisance, qui avaient en ville des maîtresses ou des femmes, des enfants, un métier qu’ils continuaient parfois d’exercer entre la soupe et l’extinction des feux, une vie enfin, qui arrivaient à tenir en échec les sergents bretons et les adjudants corses à force de légèreté, d’ironie, de connaissance dédaigneuse des hommes, paraissaient à Simon des héros. Ce jeune archiviste à peine sorti de la chaleur de la vie provinciale et d’une sorte d’ancienne distinction bourgeoise était possédé par le même amour sans espoir de la liberté que les jeunes mineurs du Pas-de-Calais que la guerre et les malheurs des invasions avaient empêchés d’apprendre à lire, ou que les garçons de ferme vendéens hébétés par les premières semaines d’armée, qui maigrissaient, qui tombaient immédiatement malades.

Le lieutenant-colonel de Lesmaes, qui faisait parfois appeler Simon dans son bureau pour le questionner sur les philosophies de la Chine et de l’Inde, pour lesquelles il se sentait de l’intérêt, et dont Simon, pour ne point décevoir son chef, devait sur le champ inventer les grands noms, les systèmes, le lieutenant-colonel de Lesmaes lui disait :

— Voyez-vous, Simon, vos camarades ne comprennent pas la nécessité des marques extérieures de respect ; l’arrêt à six pas, le salut avant d’adresser la parole à un supérieur leur paraissent ineptes. Il ne faudrait pas prendre les marques extérieures de respect pour des vexations inutiles : il est bien évident que le premier mouvement de l’homme serait de tuer l’officier ; un régiment est chargé d’une énorme quantité de substances explosives, vous disciplinerez ces impulsions par les marques extérieures de respect. Avez-vous jamais vu un animal pris au piège ? Non ? Il ne bouge plus, il sait qu’il n’y a rien à faire. Le garde à vous est un piège, la discipline militaire une politesse pleine de précautions. Il ne s’agit pas de faire la putain devant des hommes. La discipline, c’est être le patron, et donner à ces gens l’idée qu’ils sont foutus sans vous…

— Vous devriez relire Alain, mon colonel, disait Simon, que cette philosophie du commandement accablait.

Il sentait bien que le système finissait par conquérir beaucoup de ses compagnons : c’est le 1er mai qu’il entendit le caporal Palhardy, qui achevait son service avant de regagner sa maréchalerie en Poitou, déclarer :

— Que veux-tu que les ouvriers fassent ? Ils ne sont pas armés comme nous. Et avec le petit père Chiappe… On les habitue au respect…

Simon prenait pour une révolte méthodique contre le système qui engendre les armées modernes sa colère et son anxiété qui étaient vives, mais sans principes : la caserne était simplement un lieu où il ne respirait pas, comme si elle avait été à quatre mille mètres d’altitude, ou sous la terre. Il allait souvent s’accouder au parapet du chemin de ronde, devant la zone fumeuse de Saint-Ouen, en pensant avec désespoir qu’il lui faudrait rentrer le soir dans le bureau où il couchait à côté du drapeau du régiment, et des caisses pleines de trophées de la guerre, de casques, d’étendards allemands, de galons arrachés à des manches de morts, en face d’une fenêtre déchirée par les éclairs violets de Paris, en entendant, quand il ne dormait pas, siffler les trains du Nord. Il ne pensait qu’à fuir, il y déployait l’adresse de ces vieux soldats rengagés qui passaient quelques semaines en subsistance à la caserne de Clignancourt entre deux séjours coloniaux, le temps de raconter des contes extravagants du cap Saint-Jacques ou du Liban, et de retrouver entre les ornières noires de la zone ou dans les rues qui montent vers la mairie du 18e des femmes qu’ils avaient encore le cœur de disputer aux souteneurs de la rue du Poteau. Simon avait rapidement appris à imiter assez exactement toutes les signatures capables de lui faire franchir le poste de garde ou la petite porte du bastion où logeaient les ménages de sergents. Ce n’était rien : on ne vit pas avec quelques permissions de minuit, qui ne vous empêchent pas de retomber au fond des mauvais rêves que fabriquent à longueur de nuit les casernes et les prisons. Simon fut vraiment fier de lui le jour où il simula assez bien une crise hépatique pour que le médecin du régiment l’envoyât passer trois semaines dans l’air confiné des salles de fiévreux au Val-de-Grâce et dans ses jardins gris de monastère classique. Il n’aimait vraiment de ses compagnons de hasard que les insoumis, les déserteurs, ceux dont le livret matricule portait les belles arabesques noires et rouges des punitions pour inconduite habituelle, les soldats insolents dont les absences illégales expiraient une heure avant de devenir désertion ; tout lui paraissait valoir mieux que cette servitude aveugle, cette rumination fiévreuse des casernes : l’hôpital, la prison, le suicide. Rien ne confond plus le commandement que le suicide par lequel un homme échappe narquoisement à toutes les menaces surnaturelles de l’armée, mais rien ne semblait plus naturel à Simon, qui reverrait toute sa vie, comme le plus déchirant symbole de l’ordre et la plus grande image du courage, le cercueil de bois blanc d’un paysan vendéen qui s’était pendu une nuit au bout de sa cravate, après soixante heures de consigne, à la rampe du dernier palier de l’escalier du bâtiment C : les officiers étaient affreusement ennuyés, les soldats rôdaient devant la porte ouverte des douches qui servaient de dépôt mortuaire, le capitaine-adjoint au colonel rappelait le temps où un colonel énergique faisait défiler tous ses hommes devant le corps d’un salaud de suicidé exposé sur le fumier des écuries.

Comme il l’avait espéré, à la caserne de Port-Royal, Simon trouva quelques libertés : il régnait dans cette caserne un étonnant désordre nonchalant, entretenu par le va-et-vient des arrivées et des départs coloniaux, qui permettait à bien des prisonniers de fuir ; les détachés, qui, comme Simon, étaient peu connus des hommes de garde, entraient et sortaient du quartier sans qu’on songeât à leur demander des comptes.

Le bureau de la deuxième zone de la Place de Paris était installé au premier étage d’un corps de bâtiment qui donnait sur la rue de Lourcine : c’était un refuge isolé où vivaient deux secrétaires, Simon et un soldat nommé Dietrich, qu’il ne voyait que rarement. Tous les matins, un adjudant venait fumer une cigarette au bureau ; deux ou trois fois par semaine, un chef de bataillon faisait une brève visite aux hommes qu’il commandait et dont il avait oublié les noms, bien qu’il sût vaguement que l’un d’eux avait fait des études et avait été recommandé par le commandement supérieur des troupes coloniales.

L’adjudant Giudici menait, en attendant sa retraite, qui viendrait vite avec les années de campagne et les demi-campagnes en mer entre l’Indochine et Marseille, une existence nourrie d’intrigues compliquées qui s’ordonnaient autour de quelques filles de la rue Pascal et du carrefour des Gobelins.

Simon lui plut, parce qu’il pensait pouvoir se fier davantage à des hommes qui avaient une instruction mystérieuse, et dont les soucis inconnus et le monde civil étaient sans doute trop éloignés des siens pour qu’ils eussent l’idée d’intervenir dangereusement dans ses affaires : il n’imaginait pas qu’un jeune bourgeois pût jamais devenir un rival, un espion.

Simon supporta d’abord avec une extrême impatience l’obligation de se faire le courrier sentimental et l’intermédiaire d’un sous-officier qui n’était à tout prendre qu’un souteneur. Il se dit ensuite, en se rappelant quelques sergents qu’il avait connus à Clignancourt, qu’un maquereau vaut encore mieux qu’un inverti ou qu’une brute, et que cette complicité lui donnerait le droit d’exiger de l’adjudant, avec toute l’insolence qu’il faudrait, quelques faveurs et le droit de faire le mort quand il lui plairait. Giudici avait d’ailleurs une sorte de bonne grâce paresseuse à laquelle son sourire, son accent de Bastia et ses mensonges coloniaux donnaient assez de charme. Simon tira à la fin du plaisir de ses brèves traversées d’un univers futile, tourmenté et mou, dont il n’avait rien soupçonné jusque-là et qui ne lui livra jamais ses véritables secrets : il n’eût pas été un intellectuel s’il n’avait été sensible à tous les dépaysements et capable de les romancer ; il s’étonnait naïvement de se retrouver rue Pascal, comme il se fût émerveillé de se voir en Chine ou au Pérou.

Simon entrait donc dans un bar, qui était généralement peint de couleurs tristes, et demandait au comptoir si Mme Jeanne ou Mme Lucie était là ; quand elle était absente, il disait qu’il repasserait ; quand elle était là, il remettait un mot de Giudici. Les amies de l’adjudant l’accueillaient avec la familiarité machinale qui unit les filles aux soldats.

— Tu es l’ordonnance de l’adjudant Giudici ? demandait-on.

— Pas exactement, répondait Simon. Un de ses hommes seulement.

— Vous ne vous en irez pas sans prendre quelque chose…

Il buvait des consommations qui lui inspiraient une grande défiance pendant que Mme Jeanne ou Mme Lucie lisait la lettre. Parfois la destinatrice s’écriait :

— Ah ! le cochon ! le cochon ! Tu iras lui dire de ma part à ton doublard que je l’emmerde et qu’il ne refoute plus les pieds ici ! Jamais.

IX

Quelques jours après le 1er mai, Rosenthal, qui tremblait de colère en pensant aux quatre mille cinq cents arrestations préventives que le préfet de police avait organisées cette année-là, écrivit un pneu à Simon pour le prier de venir le voir, comme s’il avait été pressé de riposter aux coups de force de la police. André alla mettre des vêtements civils qu’il avait confiés à Gladys et se rendit avenue Mozart. Il aurait rougi de se montrer en uniforme de coloniale ailleurs qu’entre l’Observatoire et le Jardin des Plantes.

Bernard demanda à Simon ce qu’il devenait et comme il arrive presque toujours que les jeunes gens mentent un peu moins à leurs amis qu’à leurs parents et se vantent volontiers près d’eux de ce qu’ils cacheraient à leur père, Simon le lui dit. Il était entendu depuis des années qu’ils se disaient tout. Ou presque tout.

C’était beaucoup pour un récit, les deux casernes, les adjudants, les filles et l’histoire de Gladys et du taxi du 12e. Ces confidences, faites dans la chambre de Rosenthal en face du Lénine, du Chirico et du Descartes, paraissaient soudain singulières. Bernard s’irrita, il avait des côtés de moraliste et supportait difficilement qu’un de ses amis vécût une existence détendue : il ne mettait rien au-dessus de la plénitude, de la tension et il jugeait qu’un homme doit être inquiet. Il dit enfin à Simon qu’il paraissait ne point se rendre compte de la bassesse de sa vie et que cette indifférence était pire que la délectation même. Simon répondit qu’il s’en rendait assez bien compte mais qu’il s’en moquait :

— Mon seul plaisir consiste à m’abandonner, dit-il. Cette vie militaire m’amollit jusqu’à l’os. Je me sens fondre. Heureusement, j’ai appris à transformer en grandes vacances un peu veules une servitude imbécile dont je ne me serais délivré qu’au prix d’une ruse de tous les instants et d’une présence d’esprit bien fatigante… Cet abandon n’aura qu’un temps.

— Non, dit Rosenthal, qui ne se plaisait qu’à donner des conseils, des avertissements aux gens désemparés ou insouciants, à écrire Mané Thécel Phares sur tous les murs. Non, cette situation ne peut pas durer. Il est grand temps de te raidir. Veux-tu du thé ?

Simon répondit qu’il avait soif et Rosenthal sonna. Une femme de chambre frappa à la porte et entra. Bernard lui donna des ordres avec une politesse embarrassée : peu de problèmes pratiques lui paraissaient plus difficiles à résoudre que celui de ses rapports avec les domestiques de ses parents, qu’il ne savait comment nommer. Simon, qui ne doutait plus de lui-même depuis l’aventure de Gladys regardait la femme de chambre. Pendant cette courte scène, Rosenthal eut le temps de se dire que la négligence morale où Simon s’oubliait favorisait peut-être ses projets et qu’en effet un homme abandonné doit souhaiter se reprendre. La femme de chambre sortit.

— T’es-tu demandé, dit Rosenthal, pourquoi j’avais insisté pour que tu ailles à Port-Royal ?

— Absolument pas, répondit Simon. J’ai regardé ton insistance comme un service dont je te sais gré. J’avais fait une demande, tu me connais, je n’aurais plus bougé.

— Je ne rends jamais de services, dit Bernard.

— Quelquefois, dit doucement Simon. Malgré toi.

Rosenthal expliqua à Simon les raisons métaphysiques, le sens et le mécanisme de la Conspiration ; Simon écoutait et pensait que toute cette hardiesse était excessivement vaine, et quand Bernard lui déclara qu’il lui réservait un rôle au cœur même de l’affaire et le chargeait en somme d’inaugurer la Conspiration, André sentit qu’il n’avait aucune envie d’agir seul pour une révolution qui, décrite par Rosenthal, paraissait bien mythique, et qui ne le passionnait pas. Il répondit qu’il ne voulait pas se mêler à cette aventure et Rosenthal eut alors recours à des arguments de femme qui faisaient appel à l’amitié, à la fidélité, au souvenir, et qui défiaient Simon de refuser. Simon s’entêta à se défendre et ajouta que cette histoire lui semblait enfantine et parfaitement absurde, mais au bout d’une heure, il céda quand Rosenthal eut mis le débat sur un terrain insultant :

— Si tu ne veux nous suivre ni par principe, ni par amitié, c’est que tu as peur. Est-ce que tu serais lâche ?

Simon se dit qu’il ne pourrait souffrir l’idée d’être discrédité aux yeux de Bernard et se jeta à l’eau. Rosenthal, qui se réjouissait moins de voir son Idée commencer à se réaliser et à commander des gestes réels à quelqu’un que d’avoir une fois de plus imposé l’un de ses désirs, rassura son ami :

— D’ailleurs, dit-il, que peut-il t’arriver ? Les risques sont infiniment faibles.

— Enfin, soit, répondit Simon, nous verrons bien.

Ils convinrent de quelques moyens pratiques de transmettre les renseignements que Simon obtiendrait : Simon devait aller mettre ses lettres à la poste dans un quartier éloigné de Port-Royal et taper les adresses à la machine… Il se leva pour partir.

— Voilà un but dans ta vie, dit Rosenthal.

— Oh ! un but… répondit Simon. N’exagérons rien. À peine un prétexte, et encore…

Le plan de protection de la 2e zone de Paris était enfermé dans une petite armoire de bois blanc assez semblable à celle où les internes enferment dans les dortoirs des lycées leurs chemises, leurs brosses et les lettres qui viennent de leurs mères et de leurs sœurs et dont ils laissent entendre qu’elles viennent d’une femme. Le caractère familier de cette boîte peinte en gris accrochée au mur chocolat enlevait toute espèce de sérieux aux documents confidentiels qu’elle devait protéger ; un cadenas de cuivre à quatre lettres défendait seul la porte : cette fermeture puérile caractérise assez bien les secrets de l’ordre militaire.

Après sa visite avenue Mozart, Simon attendit encore trois jours en se disant que les exploits que l’amitié de Rosenthal exigeait de lui étaient décidément un peu théâtraux pour son goût. Comme il était après tout le fils de son père, il pensa modestement à ses chances de succès et à son avenir, détruit peut-être s’il était pris, à la prison, au conseil de guerre ; il se vit arrêté, interrogé, pris par la machine inexplicable de la justice militaire et de procès dont il ne sortirait jamais. Il ne doutait pourtant pas que cette entreprise illégale ne fût légitime et même noble, bien qu’elle lui parût incertaine dans ses résultats et indigne de passionner un homme comme elle faisait Rosenthal. Après tout, ce n’est qu’un jeu de l’esprit, se dit-il, pour se rassurer et se persuader qu’il ne se passerait rien. Il était bien de son âge : il n’arrivait pas à croire que les actions de jeunesse pussent entraîner des conséquences.

Le troisième jour, quand, à la fin de la journée, il se retrouva seul à Port-Royal entre son lit de fer et l’armoire aux secrets, Simon décida qu’il était temps enfin d’étudier le cadenas : il lui fallut deux minutes pour composer le mot, qui était Siam. Dans ces casernes presque tout est soumis aux mots des expéditions coloniales et des batailles illustres de la guerre, les drapeaux, les réfectoires, les chambrées, les foyers du soldat décorés au pochoir et les secrets d’État, on peut tout découvrir par les mêmes méthodes que les solutions des mots croisés et des rébus.

Le lendemain, le second secrétaire qui avait de la famille dans le Pas-de-Calais partit en permission ; Dietrich éloigné, Simon fut certain de rester seul le soir pendant trois jours. À une de ces heures mortes entre la fin de la soupe et les notes désolées de l’extinction des feux, quand les chambrées sont vides, quand les hommes traînent le long des boulevards, devant les cafés ou dans les halls d’attractions de l’avenue des Gobelins, Simon ouvrit l’armoire. Il n’y avait aucune chance de voir arriver l’adjudant Giudici ou le chef de bataillon Sartre.

L’armoire était à demi pleine de dossiers dont la chemise portait, écrit en ronde, le titre confidentiel ou le titre secret. Simon n’eut aucun mal à découvrir la seule pièce importante qui était le plan de protection de la 2e zone : c’était un cahier qui évoquait avec une grande sécheresse la guerre, la révolution, la guerre civile ; cette anticipation administrative des cataclysmes était suffisamment poétique pour que Simon fût sensible à sa mise en scène calligraphiée de l’avenir : il rêva cinq minutes sur les tableaux enflammés de Paris qui se levaient de toutes les lignes et commença à copier les instructions du cahier. À l’usine des Eaux de Choisy-le-Roi, tant d’hommes, lisait-il. À Villeneuve-Saint-Georges, tant de fusils mitrailleurs. À la gare de Lyon, tant d’effectifs du 21e colonial. Il voyait la troupe descendre sur les points stratégiques de Paris, il entendait des commandements rouler d’écho en écho dans le silence des grands orages historiques, la respiration étouffée des Parisiens épiant à travers les lames de leurs volets les rues menaçantes, sans voitures, sans lumières, la nuit. L’extinction des feux l’arrêta.

Le lendemain, Simon reprit son travail et envoya le troisième jour à Rosenthal ce qu’il avait déjà copié : il était allé mettre la lettre à la poste avenue des Champs-Élysées. Le soir du troisième jour, la porte du bureau s’ouvrit. Simon qui avait oublié de s’enfermer repoussa sa chaise et se mit au garde à vous. Le commandant Sartre qui avait oublié ses gants au bureau le matin venait d’entrer. Simon avait vraiment l’air plus coupable qu’il n’eût fallu : le commandant qui n’avait pourtant pas le sens des visages n’arriva pas à s’y tromper, il regarda autour de lui en sentant qu’il se passait quelque chose et aperçut la porte ouverte de l’armoire des secrets.

Ce qui troubla le plus les officiers de Simon, ce fut de ne point apercevoir les raisons qui avaient pu le pousser à copier des documents secrets. Le chef de bataillon avait fait coucher Simon en prison le soir même : cette décision donnait au commandement le temps de la réflexion. Un ouvrier, on l’eut sur le champ soupçonné d’espionnage et de liaisons romanesques avec l’Allemagne ou avec Moscou. Mais Simon ? Le lieutenant-colonel de Lesmaes qui avait appris l’aventure de son ancien secrétaire, demandait au commandant :

— Mais enfin expliquez-moi donc, commandant, quel intérêt un jeune homme du milieu de Simon, un ancien élève de l’École des Chartes, qui, nous le savons, ne s’est jamais occupé de politique, pouvait trouver au plan de protection de Paris !

Le chef de bataillon levait les bras et disait :

— Cette histoire me dépasse, mon colonel. Je n’en ai pas la moindre idée.

Simon dans sa prison régimentaire attendait qu’on l’interrogeât : il se sentait revenu à l’âge du lycée, se voyait questionné par un colonel proviseur, un chef de bataillon censeur, stupéfaits qu’un si bon élève eût provoqué un scandale. Il pensait que les gens se font des idées bien primitives d’un homme et que son acte devait leur paraître obscur parce qu’il ne se rattachait pas à la notion qu’un officier de carrière peut former d’un soldat bien élevé. On l’interrogea enfin : le colonel avait l’air beaucoup plus embarrassé que lui. Quand on lui demanda :

— Mais enfin, Simon, dites-nous s’il y avait quelqu’un derrière vous. De mauvaises influences ? Une femme ?

Simon comprit qu’il pouvait répondre non et qu’il serait cru : l’égalité militaire est une apparence au nom de laquelle on pardonne d’abord à la discipline ses excès, parce qu’on croit qu’on est au moins logé à la même enseigne que tous les autres, mais ces illusions ne résistent pas à trois mois de caserne. Simon sentit au ton de ses officiers que les complicités sociales étaient capables de tenir en échec toutes les lois écrites de l’armée. Il devina qu’ils raisonneraient comme des confesseurs ou comme des lecteurs de romans policiers, et qu’il pouvait sans doute les duper.

Le silence lui semblait un devoir évident : il n’était pas question de trahir Rosenthal. Il ne se trouvait pas sublime, il était toujours au lycée où l’on ne dénonce jamais. Il avait un peu peur qu’on ne découvrît son ancienne amitié avec Bernard et qu’on ne remontât par là à quelque groupe révolutionnaire ; il avait tort de s’inquiéter, l’enquête menée par les moyens militaires n’avait rien donné ; on avait seulement appris qu’il ne se mêlait pas de politique, n’avait pas de relations suspectes, de besoins d’argent. L’adjudant Giudici n’avait rien dit des fréquentations singulières où il avait lui-même engagé Simon. Les renseignements parvenus à la caserne ne parlaient que de ses vertus.

Simon se risqua enfin, en se disant que sa version allait paraître un peu grosse : il expliqua au colonel que sa curiosité des choses militaires était vive et qu’il n’avait pu résister à la tentation de jeter un regard sur les plans qu’il avait pour mission de protéger ; le voisinage de ces documents lui avait suggéré le dessein de composer un roman d’anticipation pour lequel il prenait des notes au moment où le chef de bataillon l’avait surpris ; il était désespéré de cet enfantillage dont il n’avait pas mesuré la portée.

— Mais alors, s’écria le colonel, pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt ? Votre silence permettait toutes les hypothèses !

Simon qui venait de surprendre le regard que le commandant Sartre avait échangé avec le colonel, se dit que c’était gagné. Cette explication qui eût paru absurde chez un soldat d’une autre origine leur paraissait en effet acceptable.

— Mon colonel, dit Simon, j’ai craint de vous paraître ridicule et j’ai pensé que vous ne me croiriez pas. Il me semblait que je ne pouvais me défendre qu’en me taisant.

Cette fable correspondait assez bien à l’idée que ces militaires se faisaient de l’homme : l’invention d’un roman leur parut s’accorder avec les rêveries qu’ils prêtaient à tous les intellectuels, en se persuadant qu’ils étaient eux-mêmes des hommes d’action. Ils respirèrent d’être mis en présence d’une version de l’incident qui ne contredisait aucune de leurs valeurs ; elle les fit sourire, et le colonel dit à Simon qu’il s’était conduit comme un enfant et qu’on ne se cache pas la tête dans le sable. On lui demanda de donner sa parole d’honneur que rien n’était sorti de la caserne : il la donna sur le champ et ajouta qu’il commençait à peine de prendre ses premières notes quand le commandant était entré. Il jugeait que son amitié pour Bernard valait bien tous les mensonges. L’honneur jouait dans les habitudes morales des officiers de Simon un rôle si naturel qu’ils n’imaginaient même pas qu’un adolescent comme lui pût se parjurer. Ils n’auraient peut-être pas cru un fils d’ouvrier sur parole, mais Simon les trompa avec une grande aisance.

Comme il ne se pouvait pas que son indiscrétion demeurât sans sanctions, il fut puni de quinze jours de prison et de huit jours de cellule qui devinrent en s’élevant vers les instances supérieures de la hiérarchie militaire trente jours de prison et quinze jours de cellule. Il conclut qu’il s’en tirait à bon compte et que Gladys n’aurait pas longtemps à le pleurer.

Rosenthal qui n’avait aucune nouvelle de Simon depuis l’envoi des premiers renseignements s’inquiéta rapidement. Il pensa courir à la caserne de Lourcine, mais il songea que si André s’était fait prendre, toutes les visites seraient suspectes. Il alla rôder à la sortie de la caserne, sur le boulevard de Port-Royal, à l’heure où les chômeurs attendent devant le corps de garde que les soldats aient mangé la soupe du soir, mais il ne vit pas sortir Simon. Il fut assuré que tout était perdu : malade, Simon se fût arrangé pour le faire prévenir. Ces inquiétudes lui donnèrent une idée exaltante de la Conspiration : quand il vit Laforgue, il lui expliqua que tout devait être découvert.

— Ce pauvre type va faire de la tôle, dit Laforgue. Autant que je m’en rende compte, ça doit être un cas de conseil de guerre.

— Je connais Simon, dit Bernard ; il n’ouvrira pas la bouche. Ils ne soupçonneront rien.

— Ce n’était pas à toi que je pensais, dit Laforgue.

— Te voilà bien sentimental, répliqua Rosenthal.

L’idée d’un danger le soulevait : pendant quelques jours il se sentit vivre, il pensait aux conjurations des villes d’Italie, à un monde de conspirations, de police et de musique. Il crut que des inspecteurs le suivaient et cacha les notes de Simon. Mais il ne se passa rien : les policiers n’étaient jamais que des passants.

Ses jours de prison achevés, Simon refit connaissance avec la caserne de Clignancourt où la place de Paris l’avait renvoyé. On était au début de juin, il faisait tout à fait beau. Le premier jour de liberté, il erra dans la cour de la caserne entre les écuries et les douches, d’un bout à l’autre de cette folle planète militaire, en écoutant les sonneries de clairon dont il avait déjà oublié le sens. Pour un jour encore de hautes portes de fer et des murs de meulière le séparaient du monde : il regarda longtemps passer, à travers les barreaux de la petite porte du corps de garde, des ouvriers, des filles en cheveux, des clochards, des camions, des fardiers, des femmes qui poussaient des voitures d’enfant le long des acacias en fleurs du chemin de fer de Ceinture, le défilé étrange de la vie. De l’autre côté de la cour, la zone s’étendait avec ses fumées pauvres, ses arbustes en fleurs qui fusaient sur les pancartes de brocanteurs, les annonces des restaurants, les huttes africaines de tôle, de planches et de carton ; des filles décoiffées piétinaient dans la poussière blanche du printemps, les bas sur les chevilles, des enfants à moitié nus jouaient avec de vieilles roues de bicyclettes sur un terrain de pierrailles, de gravats, de chiffons consumés, de boîtes de conserve et de ressorts de sommier ; les clochers noirs, les cheminées hérissaient le triste pays natal des Parisiens. Pour la première fois depuis des mois, Simon le soir coucha dans la chambrée ; toute la nuit, une vague lumière rose persista de l’autre côté des croisées. La chambrée s’éveilla à l’aube avec des soupirs, des bruits de toux. Le voisin de Simon s’assit sur son lit et sortit d’un morceau de serge verte une trompette d’harmonie ; il sonna le réveil en fantaisie, et joua une java que les hommes écoutèrent, engourdis de sommeil et perdus sous le plafond lointain de la chambrée. Simon dit à son voisin qu’il jouait bien ; le soldat qui était liant répondit qu’il s’appelait Di Maio et qu’il était soliste dans un jazz, et il sortit de son portefeuille une photo où trois jeunes hommes et une femme groupés autour d’une batterie de jazz regardaient fixement devant eux ; la peau de la caisse portait cette inscription, au dessous d’une guirlande peinte : « The Select’s Jazz ».

— C’est mes frangins et une amie, dit Di Maio. On fait les bals dans le 3e. Tu connais ?

Simon regardait les smokings des musiciens et la robe perlée de la femme qui lui rappelait Gladys :

— Si je connais, dit-il. Avant d’entrer en tôle, j’étais à Lourcine, au 23e. C’est mon quartier.

C’est ainsi que Simon avant même de rentrer parmi les hommes retomba parmi les charmes ambigus du quartier des Gobelins.

Simon alla voir Rosenthal et lui raconta les drames du plan de protection. Bernard lui reprocha de n’avoir pas pris de plus sévères précautions.

— Tes renseignements étaient de premier ordre, dit-il. Les voilà incomplets.

— Pardonne-moi, répondit Simon, je ne suis pas fait pour les complots.

— C’est dommage, dit Bernard.

M. Édouard Rosenthal était un homme lourd, aux joues molles, sur lesquelles les coupures du rasoir saignaient longtemps, malgré toutes les pierres d’alun : Bernard croyait parfois avec une sorte de colère se retrouver en lui ; il lui suffisait de regarder son père pour imaginer avec une exactitude insupportable l’avenir de son propre corps. Ce genre de prophétie vivante, d’incarnation du temps futur est assez dur quand il révèle à travers les traits de sa mère l’avenir physique d’une jeune femme qu’on commence d’aimer, plus dur s’il s’agit de soi ; il est affreux de ressembler à son père, à sa mère, de se prévoir. On ne peut consentir à vivre qu’en ignorant tout du style de sa mort et des formes de son vieillissement.

Bernard était un jeune homme au corps sec qu’il était arrivé à trois ou quatre femmes de trouver assez beau : il avait un nez fin, le front haut, la bouche sinueuse, un regard noir, la peau mate, mais il se voyait, trente ans plus tard, chauve, les muscles du visage détendus, avec des poches de cardiaque sous les yeux, un nez infiltré et tombant sur la lèvre, un teint d’hépatique. Quand il pensait aux poisons de famille que son foie et ses reins n’élimineraient pas toujours, il ne savait plus si c’était son père qu’il détestait, ou lui-même, sous sa forme future ; son père était comme un présage de ce que le temps lui révélerait après une terrible métamorphose qui ferait sortir un gros homme affaissé de Volhynie ou de Galicie du jeune homme d’Asie Mineure.

— L’Orient, passe encore, se disait-il, mais l’Orient se dégradera : j’aurai l’air d’un vieux Roumain.

M. Rosenthal vivait comme si la Bourse où il avait de l’importance suffisait à peu près à alimenter les passions et l’énergie d’un homme, comme si ces relations d’affaires fondées sur le maniement de quelques signes abstraits et d’idées décharnées l’avaient assez nourri. Il se divertissait peu, et brièvement, par quelques parties de bridge, qu’il aimait et où il excellait, par quelques après-midi de printemps à Auteuil, à Chantilly et à Longchamps, par le théâtre et des dimanches de chasse en Sologne, à l’automne. Il voyageait peu. Il ambitionnait de devenir syndic de la Compagnie, d’être promu commandeur de la Légion d’honneur. Ensuite il mourrait : la mort ne lui semblait pas absolument effrayante, il n’avait pas ce qu’il faut d’imagination pour se révolter devant les paradoxes du néant, il souhaitait seulement souffrir peu, s’éteindre, ou mourir d’une embolie, d’une rupture d’anévrisme en dormant.

Son fils n’avait jamais eu avec lui de relations très chaleureuses ou très précises : elles naissent difficilement dans cette confuse défiance qui règne presque toujours entre les pères et les fils et dans cette rivalité, cette ambition de dépassement, cette tentation de mépriser les défaites, qui naissent chez les fils quand l’âge des imitations est passé, et quand ils commencent à se dire que les pères sont toujours vaincus.

Bernard avait fait à Janson-de-Sailly puis à Louis-le-Grand des études si éclatantes que M. Rosenthal, qui avait assez de bon sens pour estimer à sa valeur spirituelle, qui n’est pas considérable, une charge d’agent de change, n’avait jamais imaginé que son second fils dût jamais lui succéder dans les bureaux de la rue Vivienne. Comme la présence d’un fils aîné assurait la permanence de la maison, Bernard avait été libre de devenir, s’il lui plaisait, un intellectuel, ou comme on commença de dire un peu après mil neuf cent vingt-sept, un clerc. Peut-être M. Rosenthal avait-il vaguement éprouvé le sentiment que la vocation de Bernard justifierait un jour les siens, que l’Esprit absoudrait l’Argent : c’est ainsi que dans des familles provinciales, on n’est point fâché qu’un des fils se fasse prêtre, une fille carmélite ; on en a tant à se faire pardonner qu’il n’est pas inutile d’avoir un médiateur qui puisse intercéder un jour pour les gens de son sang.

Mme Rosenthal n’avait jamais été belle, mais on l’avait toujours trouvée distinguée.

— Berthe n’est pas jolie, disait-on vers mil huit cent quatre-vingt-dix ou mil neuf cent, mais elle a un style.

Tandis que son mari vieillissait dans le sens de l’effondrement, de la pesanteur, elle vieillissait dans celui du dessèchement : elle était grande et osseuse, elle soutenait hardiment les fanons de son cou par des rubans de moire grise ; en robe de soirée, elle ne craignait pas de laisser voir des clavicules jaunes, des omoplates qui palpitaient sous la peau. Elle avait cette autorité que donnent le commandement d’une grande maison, d’une cuisinière, d’une femme de chambre, d’un chauffeur, et en Normandie d’un ménage, l’éducation de trois enfants, la direction d’œuvres de bienfaisance considérables où elle collaborait avec des médecins célèbres et les membres secondaires des Gouvernements, répandus dans le Paris charitable.

Il arrivait à Berthe Rosenthal de parler d’un quatrième enfant qu’elle avait perdu d’une méningite quand il avait trois ans : elle n’ignorait rien du monde, pas même les larmes, pas même la douleur. Il ne fallait point oser parler devant elle de maladies ; ce n’est pas qu’elle les eût éprouvées, elle avait une santé de fer, mais elle les connaissait, on était écrasé par les péritonites affreuses, les cancers généralisés, les opérations admirables de ses oncles, de ses cousines, par les maux qui fondaient sur sa famille et dont elle triomphait toujours. Elle était d’une lignée où rien n’aurait su être médiocre.

Claude Rosenthal avait fait son droit et aux Sciences politiques les finances privées. À la Faculté, il fût bien entré dans les rangs des Camelots du Roi, si un certain sentiment de l’honneur ne lui avait conseillé, tout compte fait de rejeter une organisation politique inspirée par les pamphlets de Drumont et dont les écrivains insultaient quotidiennement les Juifs ; il s’était contenté des Jeunesses Patriotes, bien qu’elles lui eussent paru infiniment moins relevées que l’Action Française, et M. Taittinger moins important que Maurras qui avait écrit des poèmes et trois colonnes d’articles tous les jours. Il se consola de cette adhésion de second ordre lorsqu’il eut reçu des coups dans la bagarre de la rue Damrémont : il disait qu’il aurait pu mourir, sait-on jamais ? Il était lieutenant de cavalerie de réserve, il faisait ses périodes, il était entré dans la charge de son père, il lui succéderait.

M. Rosenthal était parfois effrayé de la froide perfection de son fils aîné : c’était un homme qui avait des côtés frivoles, qui aimait les vins, qui ne craignait pas les histoires légères que les boursiers racontent aux manucures des grands coiffeurs de la rue Réaumur, il lisait quelques livres, il pensait aimer Marcel Proust parce qu’il l’avait rencontré autrefois en compagnie de Léon Brunschwicg sous les taillis des Champs-Élysées et qu’il se souvenait d’avoir aperçu le modèle vivant de Charles Swann, il calculait l’âge qu’aurait Gilberte de Saint-Loup et disait que tout cela ne le rajeunissait pas, mais Claude, qui avait été complètement corrompu par la rue Saint-Guillaume, où il avait entendu parler des lois des marchés de valeurs et des courbes des économistes de Harvard, ne croyait qu’aux théories scientifiques de la Bourse. C’était aux yeux de M. Rosenthal le comble de la crédulité :

— Mais voyons, mon petit, s’écriait-il, tu sais pourtant aussi bien que moi que la Bourse est absolument un jeu et que le Rio bouge parce qu’il y a une grande opération politique en cours ou parce que quelqu’un a raconté en déjeunant chez Gallopin ou à l’Omnium une histoire inepte sur la hausse des métaux, et que les rentes fichent le camp parce que le premier imbécile venu est plein de secrets sur la chute imminente du ministère ! Tout le marché repose sur des racontars de concierge : comment veux-tu qu’il y ait une science de la Conciergerie ?

On voyait rarement Marie-Anne depuis qu’elle avait épousé un industriel qui vivait au Caire. Ce mariage avait été vraiment toute une aventure, la famille n’en était pas encore revenue et elle ne savait pas si finalement c’était un événement flatteur ou simplement singulier. Demetrios était grec ; heureusement, il descendait d’une de ces vieilles familles françaises qui n’ont pas bougé des Cyclades depuis les grands brassages méditerranéens de l’Empire et des guerres romantiques pour l’indépendance de la Grèce, et il était parent de ces barons de Lastic dont les dernières héritières vivent encore vêtues d’éternelles robes de laine noire sous les cyprès et les oliviers de l’île d’Ariane en attendant que leurs filles qui apprennent le français chez les Ursulines de Naxia, aient achevé leurs études démodées. Marie-Anne qui avait épousé son mari parce qu’elle l’aimait venait deux mois en hiver à Paris et passait l’été dans la maison que Demetrios avait achetée à Naxos. Cette fugue orientale faisait rêver toute la famille.

XII

On connaissait encore assez peu Catherine, la femme de Claude, parce qu’elle n’avait fait partie avant son mariage qui datait de janvier vingt-huit, d’aucun des petits dans qui composaient le milieu des Rosenthal : son père était chirurgien des Hôpitaux, elle avait vécu parmi ces médecins qui s’occupent des beaux-arts et de littérature, qui soignent les grippes, les crises de foie des écrivains et paraissent ne consentir que par surcroît à guérir le commun des malades. Les hasards des dimanches nautiques au printemps sur le bassin de Meulan où se font beaucoup de mariages avaient réuni cette jeune fille et Claude Rosenthal, qui allait faire de la voile en Seine avec de jeunes boursiers : c’était un monde encore démodé où personne n’imaginait que les jeunes filles eussent d’autre vocation que le mariage. Elles saisissaient presque toujours la première occasion qui s’offrait de devenir des femmes. Cette stupéfiante docilité aux conventions de morale et d’argent causait plus tard beaucoup de drames.

Il venait à peine à l’esprit de Bernard de regarder Catherine comme une femme. Étrangère, il eût peut-être immédiatement désiré cette grande jeune femme blonde un peu ennuyée, assez semblable aux longues filles des Champs-Élysées qui lui faisaient battre le cœur, à quinze ans, quand il les voyait entrer au Fouquet’s ou au Claridge, mais ce charme, cette espèce d’aura qui protège des incestes naturels les femmes de la famille, avait passé sur Catherine. Quand Bernard voyait qu’elle croisait les jambes, il détournait machinalement les yeux : Catherine n’était encore pour lui qu’une femme de cire dont il pouvait distraitement baiser la main ou les joues, dont le corps ne lui inspirait qu’une vague répulsion sacrée.

Il aurait bien dû s’étonner assez vite de se plaire à la compagnie de sa belle-sœur, qu’il consentait à conduire au théâtre, au concert, lorsque Claude se disait accablé de ces besognes imaginaires qui le faisaient paraître important : toute la famille admirait qu’il parût céder à ce qu’on appelait le sourire de Catherine.

— Kate apprivoise notre sauvage, disait Mme Rosenthal. Je n’en ai jamais tant obtenu…

On appelait en effet Catherine Kate ; c’était une coutume des Rosenthal d’angliciser les noms ; les mères, les sœurs aînées de la famille, qui ne savaient pas toutes tellement bien l’anglais, disaient à leurs fils, à leurs jeunes frères, des phrases simples.

— Shut the window. Ring the bell. Go to bed. Eat your eggs…

Le moindre dîner où les enfants étaient admis ressemblait à un cours élémentaire, nourri d’exemples de manuel, de commandements, comme si ces enfants n’avaient encore eu que des intelligences de jeunes chiens.

Enfin, c’était une famille qui se plaisait, comme toutes les autres, à composer des images rassurantes de sa cohésion et de sa permanence : les cours de la Bourse qui montaient, les frères et les sœurs qui s’entendaient, les maladies qui guérissaient, les soirées sous la lampe, les études des enfants, les mariages, les naissances, les fiançailles, les enterrements où les vivants se retrouvaient à l’entrée du cimetière Montmartre ou du Père-Lachaise, les voyages, les meubles qu’on changeait, les dîners qu’on mangeait, les fêtes qu’on souhaitait — tout semblait protéger les Rosenthal des malheurs, de la peur, de la mort.

On ne s’irrita donc pas de voir Bernard, qui n’était pas aimable, moins dur pour la dernière venue que pour ses cousines germaines ou sa mère, on se dit qu’on avait supporté ses plus mauvaises années et les effets de l’âge ingrat, mais qu’il allait heureusement changer en mûrissant et devenir sociable. Bernard s’en voulait un peu d’accepter ces sorties qui étaient à ses yeux les actes d’une dissipation mondaine du genre que ses amis et lui appelaient la complaisance : elles lui semblaient vraiment indignes de lui, il eût rougi de devoir les décrire à ses camarades dont il imaginait les railleries sans délicatesse. Mais il cessait de se trouver coupable dès qu’il voyait paraître Catherine prête à sortir, dès qu’il l’entendait lui dire, à travers la porte entr’ouverte de sa chambre, avenue de Villiers :

— Je ne vous fais pas perdre votre temps, au moins ?

Quand, à la sortie d’un théâtre, encore plongé dans ce monde enchanté de feux, de musique, de reflets rouges, de chaleur, de parfum, il remettait après le spectacle son manteau sur les épaules de Catherine, il ne savait pas s’il cédait pour la première fois aux plaisirs que donne la compagnie des femmes occupées de leur seule grâce, de leur orient de perle, ou s’il souhaitait déjà d’être comparé par Catherine à son frère, et de sortir vainqueur de cette comparaison.

Un soir, en juin, Laforgue vint dîner avenue Mozart : Laforgue était le seul de ses camarades de la rue d’Ulm que Rosenthal invitât chez ses parents ; il s’efforçait de croire que tous les autres eussent été gênés par les habitudes de table et de conversation d’un monde plus appliqué à la politesse que les leurs. Il ne se serait point avoué qu’il redoutait d’être moqué par son père, par Catherine, ou par Claude, de qui il n’avait jamais oublié un mot ignoble, un jour que son frère était venu le prendre à la porte de la rue d’Ulm, à la sortie d’un cours d’Émile Bréhier :

— Tes éminents camarades sont vraiment bien mal habillés !! Je commence à comprendre pourquoi les préfets bien n’osent pas recevoir les professeurs, en province…

Peut-être Rosenthal ne craignait-il pas moins que ses amis, de qui il exigeait d’être constamment approuvé, ne découvrissent des contradictions entre les idées qu’il défendait avec plus d’intransigeance qu’eux-mêmes, et le décor familial où il avait encore la paresse de vivre.

À la fin de la soirée, comme Rosenthal accompagnait Laforgue jusqu’au terminus de l’A-X, Philippe lui dit :

— Vous faites rudement famille, tout de même…

— Explique, dit Bernard, qui se sentait rougir.

— Un autre jour, répondit Laforgue. Un jour que tu ne seras pas hérissé… Ce n’est pas si facile pour nous autres de se passer des familles — tu sais, l’espèce de chaleur complice, la nursery, le salon, l’étable… Je connais aussi… Te rappelles-tu ce personnage de la Puissance du mensonge, le fils qui n’arrive pas à témoigner contre son père, lequel a fait je ne sais quelle saloperie, simplement parce qu’il fait si chaud chez ses parents en hiver et que tout le monde est si gentil pour lui quand il a des angines ? On en reparlera. Cela dit, il ne faudrait pas que pour des raisons obscures tu laisses tomber tout le reste. Il y a dix jours que tu n’as pas foutu les pieds rue Cujas. Je me suis appuyé le dernier numéro avec Bloyé. Je veux bien être brave et arranger les choses, mais comme il faut que nous prenions position dans le prochain numéro sur des tas de sujets, sur les grèves, sur les dettes américaines, sur la condamnation de Marty, j’annexais bien te voir à la prochaine réunion de la rédaction.

— J’irai, dit Bernard. J’ai eu des choses à faire.

— Je ne te les demande pas, dit Philippe. À propos, j’ai assez mal compris comme toujours les noms quand tu m’as présenté aux familles. Qui était donc cette fille ravissante, qui était assise à la gauche du père, et qui n’avait d’yeux que pour toi, et pour qui, soit dit sans t’offenser, tu faisais le paon à propos de la Grèce, de l’Italie et de toutes choses en général ?

— À gauche de mon père ? dit Bernard. C’était ma belle-sœur Catherine.

— Ai-je fait une gaffe ? demanda Laforgue. Touchant la prohibition de l’inceste ?

— Mais non, idiot, dit Rosenthal. Tu as mal vu. Tiens, voilà ton bus, rentre bien. Je passerai demain après-midi à la rédaction.

Bernard redescendit l’avenue Mozart. Il ne songeait guère aux reproches de Philippe : il était emporté par un surprenant mouvement de bonheur. Il se moquait alors de la révolution, il était dans cet état où l’on se dit : « les gens peuvent crever ! » Il marcha dix minutes dans la rue déserte de l’Assomption, puis il rentra. Dans le salon, il chercha des yeux Catherine ; elle jouait au bridge, et comme elle n’aimait pas risquer les reproches de son partenaire, elle ne leva pas la tête quand Bernard referma la porte.

Au bout de peu de temps, la partie s’acheva.

— Je vous dois douze francs cinquante, dit M. Rosenthal à sa belle-fille. C’est une soirée ruineuse.

Les Claude partirent.

Bernard qui n’arrivait pas à s’endormir, se retournait dans son lit et se demandait avec angoisse si Laforgue avait bien vu.

Catherine n’était pourtant pas une femme qu’un garçon comme Bernard aurait cru pouvoir jamais aimer. Il y a beaucoup d’espace entre le désir, les plaisirs de vanité que donne la familiarité avec une femme, et l’amour — beaucoup d’espace, et une grande affabulation que Bernard n’avait pas encore composée. Il avait toujours détesté ces femmes aux joues de fleurs, du genre dahlia ou camélia, qu’il rencontrait depuis dix ans dans sa famille, auxquelles sa belle-sœur ressemblait, avec son éternelle présence d’esprit, cette garde nonchalante dont on n’imaginait point les défauts, sa dureté de décision, sa sûreté de jugement, cette connaissance parfaite des rites, des gestes, des phrases, sa voix et son rire étudiés comme un chant, son corps orné, préparé, qui paraissait soustrait à la maladie et à la vieillesse, sa chair insensible à la fièvre, sa peau incorruptible.

— N’aura-t-elle donc pas un seul jour la migraine, se disait Bernard ? Une crise de foie ? Ne la prendrai-je donc jamais en défaut, disant : Ne me regardez pas ! Je me sens affreuse aujourd’hui.

Quelques-uns de ses amis auraient pu regarder Catherine comme une admirable occasion d’assouvir des désirs rentrés de vengeance, de domination, de revanche, le ressentiment plutôt que l’espoir du plaisir ; mais lui, se plaire à la compagnie, au bavardage d’une de ces héroïnes insupportables et dures, du monde des parades dont il souhaitait si passionnément la fin ! Il n’en revenait pas.

— Nous n’irons pas plus loin, se disait-il. Je perds mon temps à faire le gracieux.

Les plus anciennes magies, celles-là mêmes qui enchaînent du même fer les sauvages et les fils d’agents de change, ne durent jamais plus d’une saison.

Bernard continua, bien qu’il se jugeât lâche, à sortir avec Catherine. C’était d’ailleurs un moment de l’année où sortir avec une jeune femme, la fin du printemps, qui passa. Ils avaient été en avril, en mai, le reconnaître loin de Paris, dans ces départements pacifiques de la grande banlieue où les saisons éclatent et s’effondrent librement. Les premières guêpes bourdonnaient, les premières hirondelles lançaient leur cri : on était pour des mois délivré du silence de la terre. On rencontrait dans des chemins de village des chattes qui avaient accouché dans un champ et qui portaient vers les fermes leurs petits dans leur gueule. Des vols de moucherons, de fourmis ailées vous frappaient au visage, et il y avait des jours où le sol d’une route était couvert d’un pollen d’insectes morts que le vent soulevait. Les nuages s’envolaient. Les clochers, les châteaux perçaient la terre comme des pousses. Tous les blés sortaient de leurs sillons, toutes les couleuvres, tous les loirs de leur sommeil, et les derniers peut-être parmi les êtres qui hivernent, les cœurs des hommes.

Ce n’était vraiment pas le temps de la prudence, du calcul : Bernard fermait les yeux sur son plaisir et sur ses suites, et se disait qu’il ne se passerait rien ; ces promenades, cette camaraderie ambiguë ne dureraient pas éternellement.

— Il fallait bien, pensait-il, que je me détende dans la compagnie d’une jeune femme. On se retrouve plus dur après ces abandons.

Quand vint l’été, Bernard accepta de suivre ses parents à La Vicomté. C’était la première fois depuis deux ans qu’il n’exigeait pas de prendre seul ses vacances. Catherine partait aussi en Normandie avec ses beaux-parents, il ne pouvait plus se passer d’elle, du bruit de ses robes, de sa voix unie, de son air d’ennui.

— Tu ne peux pas savoir à quel point je suis contente, dit Mme Rosenthal, qui avait l’impression qu’elle était en train de reconquérir le plus fugitif de ses enfants.

Claude restait à Paris, jusqu’au retour de M. Rosenthal, rue Vivienne, vers la mi-septembre.

XIII

La Vicomté est située à quinze cents mètres du village de Grandcourt : c’est une longue villa normande de brique rose à cordons de pierre de taille, adossée à un ancien corps de logis d’un pavillon de chasse du xvie siècle ; sur le manteau de la cheminée, dans la salle à manger, on lit encore les armes émoussées des Guise. La Vicomté possède des pelouses d’un velours moins lisse que du temps où la mère de M. Rosenthal faisait venir d’Oxford les graines de raygrass, des guirlandes de rosiers le long des allées, un pigeonnier où gîtent des chauves-souris, une rivière, des barrières de bois peintes en blanc, une maison de garde, des écuries trop vastes où ne vivent plus que deux chevaux, Bois-Belleau et Uranie, à peine réveillés par quelques promenades des vacances, et six danois arlequins. Derrière La Vicomté, de l’autre côté de la grand’route la vallée se relève vers la lisière de la forêt d’Eu, qui coupe l’horizon de sa couronne orageuse.

Les Rosenthal recevaient presque tous les ans des invités. Quelques-uns faisaient un détour sur le chemin de Deauville ou du Touquet, d’autres arrivaient pour quelques jours de Paris. Les invités qui ne voyageaient pas par la route descendaient comme autrefois en gare de Blangy-sur-Bresle du train de neuf heures trente-six : ils sortaient de la salle d’attente, ils jetaient un coup d’œil sur la place hostile et noire où ne brillaient que les lumières lointaines d’un débit et ils se disaient que ça n’allait pas être gai, mais le chauffeur Jules sortait de l’ombre et les sauvait ; ils partaient vers La Vicomté dans la vieille Panhard de mil neuf cent dix-huit, qui avait appartenu à la mère de M. Rosenthal, dans laquelle elle était allée en mil neuf cent vingt-deux, pour un dernier voyage avant sa mort, faire le tour des lacs écossais. La Vicomté flottait au fond de la nuit, tous feux allumés, comme un navire. Les Rosenthal étaient assis dans le petit salon : ils se dérangeaient à peine pour accueillir leurs hôtes, la conversation reprenait, la femme de chambre montait les valises dans les chambres, Mme Rosenthal disait :

— Vous avez la chambre jaune — ou la chambre bleue.

Elle disait aussi :

— Vous voyez, n’est-ce pas, je ne fais aucun frais pour vous, la vie de famille continue. Je veux que les hôtes de La Vicomté se sentent tout à fait at home dès le premier soir, qu’ils comprennent qu’on ne fera pas de cérémonie, pas de tralala en leur honneur, et que tout le monde est absolument libre et entre soi… Je suis pour l’hospitalité britannique, il n’y a personne qui sache vous mettre à votre aise comme les Anglais…

Quand il y avait de la lune, avant de coucher les invités, on les conduisait sur la terrasse du grand salon pour leur montrer les fantômes nacrés du brouillard qui flottaient sur les pelouses ; naturellement, ils soupiraient toujours, ils murmuraient :

— Quel calme !

Ou :

— Vous ne connaissez pas votre bonheur…

Mais ils éprouvaient comme tout le monde une vague angoisse devant toute cette végétation chuchotante, toutes ces étendues de nuit, et ils n’étaient pas fâchés de se retrouver dans la lumière protectrice des lampes.

Il y avait beaucoup à dire sur les invités de l’été vingt-neuf à La Vicomté. Où était le temps de Mme Rosenthal mère, entre mil neuf cent et la guerre, lorsque dans La Vicomté alors pleine de meubles de peluche et de photos de famille, avec une collection d’œufs de Pâques dans la chambre des enfants, de vieilles dames en robes blanches à bandes de guipure et de broderie promenaient leurs ombrelles à volants le long des allées et de la rivière et maintenaient avec une rigueur royale les règles de la grande cérémonie bourgeoise ?

Rien ne marque peut-être mieux le mouvement destructeur du temps que la disparition de la propriété de Grandcourt de ces invités d’honneur qu’étaient les grands universitaires dreyfusards, amis de Mme Rosenthal et de sa sœur Clotilde après l’avoir été de M. Charles Rosenthal, fondateur de la charge et camarade d’enfance de Scheurer-Kestner. Cette époque était celle où Édouard Rosenthal n’osait amener chez sa mère que ceux de ses amis qui venaient de découvrir Wagner, de publier leur premier livre, ou qui arrivaient d’un voyage en Perse, en Égypte, d’une mission en Italie, qui étaient réellement « intéressants » : l’argent ne paraissait alors que la condition temporelle d’une vie consacrée à des soucis nobles, à la connaissance du monde, on aurait rougi de paraître l’élever au-dessus de la culture, de la musique, des idées. Mais pendant l’été vingt-neuf, il n’y avait à La Vicomté que les Adrien Plessis, les Henry Lyons, et la comtesse Kamenskaia : les Lyons étaient banquiers, les Plessis coulissiers, et la comtesse Kamenskaia comtesse.

— Quelle bande ! se disait Bernard. Ces gens sont impossibles. Les Lyons sont des porcs, les Plessis des idiots, la Russe blanche a fait le trottoir à Bucarest et à Pera. Foutons le camp !

Bernard entraînait Catherine, qui avait après tout vingt-deux ans, qui n’avait pas encore entièrement perdu le pouvoir de rire des gens, de faire la folle. Ils allaient nager à Criel, à Dieppe ou au Tréport et acheter des romans à Neufchâtel-en-Bray. Le matin, ils partaient, montés sur Uranie et Bois-Belleau, que Bernard avait rebaptisés cinq ou six ans plus tôt la Muse et le Cheval-Inconnu ; deux ou trois danois les suivaient ou bondissaient devant eux, aux naseaux des chevaux qui encensaient en faisant tinter leurs mors et leurs gourmettes ; la forêt n’était pas moins humide et pourrie que toutes les forêts des pays fertiles et gras, mais ils connaissaient le plaisir de déboucher à l’aveugle sur une lisière descendante, luisante comme un flanc de cheval au soleil, dans le vent, ou de galoper, sans penser aux jambes fragiles des bêtes, sur une grand’route entre deux rangs d’arbres. Bernard allait alors jusqu’à appeler Catherine Diana of the crossways à cause de l’exaltation de la course et du vent et parce qu’il est plus facile d’aimer des femmes de chair à travers de grandes répliques romanesques.

On raconte toujours son enfance à la femme qu’on doit aimer ; on se dit qu’on aurait pu jouer avec elle quand elle avait les genoux nus et portait des jupes courtes qui découvraient les longues cicatrices blanches de ses égratignures, et qu’il faut regagner tout ce temps perdu, qu’on n’y arrivera pas ; on est désespéré, il faudrait avoir toute une vie de bavardages tendres devant soi. Bernard se méfiait encore : il ne parlait guère à Catherine que du beau temps, de la mer, des chevaux, de quelques voyages qu’il avait faits, de la bouffonnerie singulière des adultes. C’est bien assez pour être complice d’une femme, que de lui enseigner quelques mots de passe, de croire la comprendre d’un coup d’œil.

Il emmena un jour Catherine déjeuner chez le conseiller général de Martin-Église qu’il connaissait depuis quinze ans : ils firent un repas sans fin de fermiers enrichis, dans une salle à manger qui sentait le renfermé, la poussière, le phénol. Dans les vitrines, il y avait des monstres empaillés, des veaux à cinq pattes, des moutons à deux têtes, un fœtus, la collection du conseiller. La femme du conseiller avait une berthe à sa robe et un étonnant faux chignon roux et gris.

— Pourquoi m’avez-vous conduite chez ces guignols ? demanda Catherine en sortant.

— Pour vous distraire, dit Bernard, avec ce petit ricanement qui ressemblait plus qu’il ne l’eût souhaité au grand ricanement de son frère. Mais la plus belle pièce de la collection manquait : c’est le fils de la maison. Le jeune Victor a treize ans, il fait de l’insuffisance thyroïdienne, il bave volontiers, il a des yeux de grenouille et la peau des mongoloïdes. C’est le calvados des ancêtres et les mariages collatéraux pour arrondir les domaines. Mais il héritera les deux millions du conseiller et le siège paternel : l’électeur n’y regardera pas de si près. Le curé de Martin-Église qui m’a donné il y a dix ans quelques leçons de latin dit que c’est un bon enfant, il votera aux élections sénatoriales pour M. Thureau-Dangin, qui ne sera pas mort, Dieu merci. Les sénateurs vivent vieux dans le pays. Ça ne vous fait pas rire, ce futur grand bourgeois normand à tête de veau ?

— Non, dit Catherine, ça ne me fait pas rire. C’est assez triste, et je vous trouve révoltant.

Ce jour-là, Bernard et Catherine rentrèrent assez tard de Neufchâtel-en-Bray. Bernard arrêta l’auto devant le portail blanc de La Vicomté. Catherine, qui avait remis, pour aller déjeuner à Martin-Église, un costume des villes, rassembla son sac, ses gants : un mouvement qu’elle fit découvrit sa jambe jusqu’au gonflement cruel de la cuisse au-dessus de l’ourlet de son bas. Bernard rougit, sentit battre son cœur, devant cette découverte de tant de dure nudité dans les nuages confus de la soie et de la laine.

Catherine s’aperçut enfin au bout d’une seconde peut-être à l’immobilité parfaite de Bernard qu’elle était en danger, qu’il se passait un drame : elle vit son genou, ramena sa robe avec un mouvement de pudeur violent comme un geste de colère ; elle regarda à sa gauche, elle rencontra les yeux de Bernard. C’était fini, la magie des familles était morte. En descendant de voiture, Bernard prit le bras de Catherine au-dessus du coude et le serra avec tant de violence qu’elle poussa un soupir et dit plaintivement :

— Vous m’avez fait mal !

— Je vous demande pardon, dit-il, mais il ne délivra pas le bras de sa belle-sœur, tout le temps sans fin qu’ils marchèrent du portail au perron. M. Rosenthal lisait dans le salon, il faisait encore grand jour, il leur demanda :

— Vous avez fait une bonne promenade ?

— Excellente, répondit Catherine, mais votre fils m’a emmenée chez des gens impossibles.

— Chez Burel, je suis sûre, dit M. Rosenthal. Bernard a toujours eu un faible inexplicable pour ces gens-là.

Le soir, quand le dîner fut fini, Catherine vint vers Bernard et releva la manche de sa robe : sa peau portait encore les marques des doigts. Il lui reprit le bras sans rien dire, avec la même force. Elle ne se déroba pas, elle lui dit seulement à voix basse :

— J’aurai des bleus demain… De quoi aurai-je l’air pendant deux ou trois jours, avec des manches longues en plein mois d’août ?

XIV

Comme il existe peu d’actions véritables, les accouplements, les meurtres, la construction des monuments, l’ouverture des routes, l’enlèvement d’une grande troupe, la vie qu’on aventure ! Presque tout ce qu’on fait n’est qu’un rêve. Pour Bernard, l’amour n’est peut-être que l’entrée en scène de la réalité, Catherine sa première chance, parce qu’elle est l’occasion de son premier choc, le prétexte de sa première action.

— Enfin, se dit un soir Bernard, fini de jouer ! Voici une victoire à remporter, des résistances à vaincre.

Mais tout fut trop facile. Sans doute eût-il fallu à Bernard une femme dure à conquérir, une maîtresse dont l’abandon eût été le dénouement d’un combat, une reddition : Catherine ne résista pas, c’était une femme qui savait vouloir céder…

Bernard pendant cinq jours, vécut rêveusement : il passait ses journées à tirer de ses nuits tout ce qu’elles contenaient ; il n’avait même plus besoin de la compagnie de Catherine, il la fuyait pour marcher seul, s’allonger dans un pré, écouter le bruit de volière que faisaient Mme Lyons, Mme Plessis et la comtesse Kamenskaia.

Quand tout le monde était endormi, quand il n’entendait plus sur le palier du premier étage que le petit râle nocturne de son père qui le faisait penser depuis son enfance à l’agonie et à la mort, il allait rejoindre Catherine dans sa chambre.

Il y régnait un écrasant silence, à peine ébranlé par les chuintements gémissants des oiseaux de nuit, par les pas d’un oiseau ou d’un chat sur les tuiles du toit. Par la fenêtre ouverte au-dessus des pelouses entrait parfois un insecte qui bourdonnait et se heurtait aux murs, ou une déchirure hésitante du brouillard.

Pendant cinq nuits, au sein de cette froide obscurité de velours, et de cette solitude ténébreuse des campagnes qui ne parlent aux hommes que des astres et de la mort, Bernard et Catherine partagèrent les affreux secrets du plaisir, ses oublis de soi, ses sacrifices, ses patiences, ses paresses, ses sommeils, ses soupirs de combattants complices dans un combat truqué, son merveilleux oubli du dégoût qu’un corps inspire à un corps, sa complaisance, son exaltation, sa bassesse. Comment Bernard n’eût-il pas confondu avec l’amour des éclairs de bonheur, la mort du temps, la compagnie de cette grande fille moite et nue, la connivence qui les faisait parfois rester longtemps immobiles pour un craquement entendu, avec le bruit du sang dans leurs oreilles qui couvrait tout comme une mer ? Le sixième jour, Claude arriva.

Il arriva comme tous les samedis dans sa voiture, vers les cinq heures après-midi. Bernard fut stupéfait : il avait entièrement oublié son frère.

Claude prit un bain, redescendit de sa chambre avec un costume de tweed, des bas, des guêtres blanches à mi-mollet ; Catherine sourit, Bernard eut envie de rire.

L’heure du dîner vint. La femme de chambre entra dans le salon et dit que Madame était servie, toute la machine de La Vicomté continuait à tourner parfaitement bien. À table, Mme Lyons demanda à Claude :

— Quel temps faisait-il à Paris ?

Mme Lyons était une très grosse dame qui portait des lunettes à monture d’or et un collier de perles : elle ne se souciait au monde que des plats qu’elle mangeait, de la température, la grande chaleur lui donnait des battements de cœur. Il lui arrivait pourtant de lancer un mot cruel que tout le monde trouvait admirablement exact, mais surprenant entre ces lèvres molles.

— Abominable, répondit Claude. Il fait tous les jours plus chaud. Nous avions hier dans les 32 à l’ombre, et ce matin, place de la Bourse, quand je suis monté en voiture, il faisait déjà 35…

— Vous verrez, dit Mme Lyons, que nous aurons aujourd’hui ou demain un orage terrible. J’en suis sûre, je n’ai qu’à écouter les palpitations de mon pauvre cœur…

— Dieu merci, dit Mme Plessis, on respire à la campagne où un bon gros orage n’est pas tellement désagréable.

— À propos de Bourse, demanda M. Rosenthal, comment marche-t-elle ?

— Tu n’es pas au courant ? dit Claude.

— Mais non voyons, répondit M. Rosenthal, tu sais bien que les vacances sont sacro-saintes, que je n’ouvre jamais une feuille quand je suis à La Vicomté.

— J’oublie toujours que tu es un agent de change à principes, dit Claude. Eh bien, la Bourse est convenable. Le Suez a fini autour de 23.000 et des, et la Royal Dutch à 43-44.000. La Norvégienne a monté de 95 points…

— Ce n’est pas mal, dit M. Rosenthal. Qu’est-ce que c’était ? La fameuse confiance des idiots du Palais-Bourbon ?

— Je pense, dit Claude, du ton que Bernard appelait le ton de la rue Saint-Guillaume, que c’est la situation internationale. On a signé hier les accords de La Haye, mais comme la signature était prévue depuis mercredi, la spéculation a marché tout de suite et la clientèle de province a suivi… Le mouvement ne fait que commencer : le plan Young et la banque des Règlements internationaux, ça peut être assez bien pour les marchés européens. Les gens ne demandent comme toujours qu’à être rassurés. S’il n’y avait pas les histoires de Palestine, qui empoisonnent Londres…

Il venait en effet d’y avoir six cents morts en Palestine : ces tueries étonnaient encore des hommes qui devaient, sept ou huit ans plus tard, s’accoutumer avec une effrayante souplesse aux extraordinaires massacres d’Abyssinie, de Chine et d’Espagne.

— J’aurais donné quelque chose, dit Bernard, pour assister à la farce finale de La Haye, quand Henderson a été tellement ému qu’il a remis dans sa poche le stylo en or qu’il venait d’offrir à Jaspar. Tous ces personnages ont dû bien rire, à part Chéron, qui n’avale toujours pas Snowden. Enfin, les troupes françaises vont évacuer la Rhénanie : voilà au moins une canaillerie qui prend fin. Un peu tard.

— Parlons-en, s’écria M. Lyons, qui était à peine moins gros que sa femme, et qui n’avait encore rien dit, parce qu’il mangeait. Parlons-en ! C’est le dernier gage que nous tenions contre l’Allemagne. Ah ! on aura vite profité de la fatigue de Poincaré pour démolir son œuvre ! Ça va être du joli avec ce voyou de Briand…

— Ce n’est pas la première fois, dit M. Rosenthal, qu’une prostatite aura eu des conséquences historiques.

— Édouard ! dit Mme Rosenthal.

— Vous avez bien raison, dit M. Plessis, en regardant fixement M. Lyons. Les Boches ne comprennent que la manière forte. Cette banque des Règlements internationaux et ce plan Young vont être une duperie de plus. Ils auront bien réussi à grignoter la victoire…

— Ce n’est peut-être pas si mal financièrement, dit Claude. L’occupation de la Rhénanie n’arrangeait pas toujours les affaires.

— Assez de chiffres, Messieurs, never talk shop, comme on dit de l’autre côté de la Manche, s’écria Mme Rosenthal, qui détourna avec autorité la conversation : on parla de la campagne, Mme Lyons dit que, même avec d’excellents amis, ce n’était pas tous les jours drôle, et que, quant à elle, ses petites habitudes de Paris lui manquaient cruellement, mais Mme Plessis, qui était plus jeune, et qui sentait mieux ce qu’on doit à ses hôtes, trouva que c’était magnifiquement reposant et tellement moins énervant que la mer pour les personnes qui ont le sympathique sensible.

Il n’y a point de meilleur sujet que la santé, et Mme Rosenthal expliqua leurs tempéraments à ses invités, sur quoi ils firent l’éloge des médecins, contre qui on ironise quand on est bien portant, mais qu’on est bien heureux d’appeler dès qu’on a trente-sept neuf, et ce fut le moment d’aller prendre le café et les infusions dans le petit salon et de s’élever l’âme avant d’aller dormir.

La comtesse Kamenskaia, qui était un peu courte comme beaucoup de femmes moscovites, mais dont les cheveux roux et flamboyants avaient des admirateurs, alla regarder par la porte-fenêtre ouverte sur la terrasse et s’écria qu’elle n’aimait au monde que les grandes plaines, et qu’elle adorait ce pays, parce que les morceaux de steppe à boqueteaux au commencement de la Picardie lui rappelaient les environs de Zagorsk où elle avait été élevée et le temps où elle allait voir l’abbé du couvent de la Trinité dans son petit bureau Louis XV à paravents chinois. Tous les convives connaissaient les aventures de la comtesse, à part la vie qu’elle avait réellement menée après le départ de Crimée de l’armée du baron Wrangel, mais ils éprouvaient toujours un certain plaisir à entendre quelques récits d’atrocités de la bouche de la petite comtesse qui avait un si ravissant accent.

Mme Plessis demanda à Claude s’il ne s’ennuyait pas trop à Paris :

— C’est assez mortel, répondit-il. Tout le monde est parti et on ne peut même pas jouer au bridge. Il n’y a absolument rien à voir au théâtre. Quand je vous aurai dit que mercredi je suis allé au concert Mayol !

— Vous n’avez pas peur, ma petite Kate, demanda Mme Lyons. Toutes ces femmes nues… Vous savez que les vacances sont la perte des maris…

— Je n’ai pas peur, dit Catherine. Avec Claude…

— Cette vie ne peut pas durer, pensait Bernard. Qu’est-ce que nous faisons, elle et moi, parmi tous ces odieux fantômes ?

Plus tard, après d’autres phrases sous la lampe dans le petit salon, et la chanson de la tsarine sur la terrasse — et comme toujours quelqu’un trouva que Boris Godounov était décidément supérieur au prince Igor — quand Mme Plessis eut déclaré que la femme se porterait potelée l’hiver suivant et qu’on aurait enfin la taille à sa place, quand Mme Rosenthal eut mis de côté dans sa table à ouvrage les vêtements beiges comme tous les vêtements de pauvres qu’elle tricotait pour les pauvres, Bernard entendit soudain son frère dire à Catherine :

— Kate, si vous voulez que nous montions ?

Ce nous parut horrible à Bernard : il accouplait Catherine. Il s’indigna qu’elle fût encore après ces cinq nuits la femme de son frère.

— Je serais un lâche d’endurer plus longtemps ce partage, pensa-t-il. Ce n’est rien d’avoir couché avec Catherine. Lui aussi. C’est moi seul qu’elle doit accepter dans son lit…

Le lendemain matin, Bernard, qui n’avait pas dormi, qui était allé marcher pendant deux heures sur la route jusque dans Grandcourt endormi à travers les aboiements des chiens, épia sur les lèvres et les joues de Catherine il ne savait quels signes de bonheur qu’il tremblait d’y apercevoir. À un moment de la matinée, elle lui sourit, mais il ne vit dans ce sourire que le témoignage d’une odieuse complicité, le signe d’une familiarité de fille. C’était assez pour détruire la plénitude enfantine des premiers moments de l’amour, faire oublier à Bernard les dernières promenades, les dernières nuits. Il se dit qu’il lui fallait arracher complètement Catherine à son mari, que c’était même son seul devoir.

À table, au déjeuner, Claude parla d’aller l’après-midi aux courses de Dieppe.

— La réunion a l’air convenable, dit-il. C’est le jour du Grand Steeple, ça ne vaudra évidemment pas Auteuil ou Deauville, mais les chevaux ne sont pas mauvais dans ces courses provinciales.

— Si nous poussions jusqu’à Deauville ? dit M. Plessis.

— Vous croyez que c’est bien indiqué par cette chaleur ? demanda Claude. Et vous savez qu’il doit y avoir cent cinquante ou deux cents kilomètres par Rouen, nous arriverions pour la dernière course.

— D’ailleurs, les routes sont impossibles le dimanche, dit Mme Plessis. À présent que tout le monde roule voiture !

Claude dit à Bernard :

— Tu en seras ? À moins que ces divertissements capitalistes ne soient en contradiction avec les exigences de la révolution ?

Comment abandonner Catherine dans on ne sait quel espace ensoleillé et noir ?

— Imbécile, répondit Bernard. J’irai.

M. Rosenthal dit :

— Serait-ce le commencement des infidélités aux principes ?

— Tu es extraordinaire, dit Bernard. On croirait que les révolutionnaires sont tous des curés. Vous vous étonnez d’un communiste qui prend un bain comme d’un prêtre qui fume un cigare ! Ces pièges sont enfantins.

Mme Rosenthal sourit : Bernard allait aux courses, il ne se fâchait pas. Comme on faisait une heureuse famille !

Un peu avant le départ, Bernard aperçut Catherine qui se mettait du rouge, seule dans le grand salon. Il entra et alla vers elle :

— Comment a été ton mari cette nuit ? dit-il.

— Affreux, dit Catherine, en fermant les yeux.

C’était une réponse qui laissait assez entendre tout ce que Bernard devait craindre : il respira pourtant, comme s’il acceptait que son frère eût exercé son métier de mari en week end ; c’est qu’il se sentit préféré. Il eut un mouvement d’orgueil, envie de faire la roue, de courir dehors avec Catherine pour la purifier dans le vent du corps de son mari.

— Cette brute n’aura pensé qu’à lui, se dit-il, en songeant à ces nuits de patience où il sacrifiait au plaisir de Catherine son plaisir même.

Catherine rouvrit les yeux et regarda Bernard, puis elle continua à étendre le rouge sur sa lèvre inférieure, avec son petit doigt.

On partit. Sur la route de Dieppe, il rêvait au fond de la voiture près de la comtesse Kamenskaia, qui n’était peut-être pas comtesse, se disait-il, allez donc y voir, avec ses seins blancs attachés haut, comme on n’en fait plus depuis trois cents ans, et son roucoulement. Il s’imaginait seul en compagnie de Catherine, de Catherine évadée, enfin dépouillée de tout, emportée dans un mouvement si passionné qu’elle ne s’y reconnaîtrait plus, en Italie, ou à Naxos. Il existe pour chaque homme un lieu où il imagine l’amour : pour Bernard, depuis vingt-cinq, c’étaient les îles grecques :

— Naxos, pensait-il, j’y ai été heureux avec une sœur. Quel bonheur d’y vivre avec une femme que j’aimerais, qui coucherait dans mon lit, qui ne m’abandonnerait pas la nuit !

Aux courses, il se souvenait d’Anna Karénine, il se voyait courant, sautant, tombant enfin de cheval comme Vronski. Catherine pousserait-elle un cri pareil au cri d’Anna, qui révélerait tout ? Aurait-elle le courage glacé de ne pas même rougir ?

Au retour, Claude n’était pas content : dans le prix d’Elbeuf, il avait joué Théocrite gagnant, mais Théocrite n’avait fait que 8,50 placé, derrière la Libellule ; dans le prix de Clôture, Paroisienne avait fait 97,50 et naturellement, il ne l’avait pas jouée. Un gagnant sur cinq courses, qui avait fait neuf francs, il n’y avait pas de quoi se réjouir.

— Ce n’est pas l’argent, disait-il, mais j’ai horreur de perdre.

Il s’en prenait aux réunions provinciales, aux noms imbéciles des chevaux, la comtesse qui s’était assise près de lui, lui répondait sans l’entendre par des récits de courses à Tsarskoe-Selo. Il faisait parfaitement beau, la chaleur tombait, les orages annoncés par Mme Lyons n’avaient pas éclaté. Bernard caressait le poignet de Catherine que le vent de la route finit par endormir. Bernard n’aimait pas voir dormir une femme qu’il pensait aimer : il tremblait qu’une femme haïssable et qui le haïrait ne se substituât à elle pendant qu’elle dormait, au moment même où rien sauf la mort ne pouvait éloigner son corps de lui. Il réveilla Catherine.

— Pourquoi m’avez-vous réveillée ? dit-elle.

— Pour ne pas te perdre, répondit Bernard.

Que de romanesque !

Le soir, pendant qu’on parlait dans le petit salon, Bernard et Catherine sortirent et allèrent s’étendre côte à côte sur la pelouse hors de portée des rectangles de lumière des fenêtres et du ronronnement des voix dans la maison. Bernard regardait le ciel et disait :

— Quand nous avions seize ans, Laforgue et moi nous avions un faible pour une étoile nommée Aldébaran et nous pensions que c’est cette étoile qui est un peu au-dessous de la Grande Ourse sur la gauche. Peut-être que ce n’est pas réellement Aldébaran mais Cassiopée, ou Bételgeuse, ou une autre grecque ou une autre arabe, mais c’est Aldébaran pour qui nous avions de l’amitié.

— Oui, disait Catherine.

— Catherine, dit Bernard. Quitte tout, allons-nous en, tout cela ne peut pas durer. Ces compromis deviendront ignobles. Des gens comme moi ne peuvent pas se contenter de la complicité.

— Laisse-moi respirer, dit Catherine. Comme il faut que tu ailles tout de suite jusqu’au bout des choses ! Tu ne comprends donc pas le plaisir d’hésiter ? Ne sommes-nous pas heureux ?

— Non, dit Bernard, on n’est pas heureux dans les dédoublements. Je ne veux pas que tu hésites, je ne veux même pas que tu respires, je veux t’emmener.

Bernard dégrafa la blouse de Catherine, embrassa ses seins ; elle l’écarta, couvrit sa poitrine.

— Tu es complètement fou, Bernard, dit-elle.

— Dieu merci ! dit Bernard. Et je n’ai même pas l’excuse de la lune, comme dit l’autre, tu sais, It is the very error of the moon, She comes more near the earth than she was wont And make men mad… Le premier quartier n’apparaîtra que dans deux jours, tout à fait proche de la terre, juste au-dessus des ormes de chez les Besnard…

— Tu as quinze ans, dit-elle, tu es un collégien.

— Catherine, dit Bernard, il y trop de monde autour de nous, on ne s’entend plus. Il faudrait de grandes étendues de pierre ou d’eau, un désert, la mer, ou des montagnes avec des lacs, des berges couvertes d’une neige stérile couleur de jacinthe ou de myosotis…

Catherine s’agenouilla et se pencha sur Bernard pour l’embrasser, puis ils rentrèrent dans le salon.

— Pourquoi n’allez-vous pas dehors ? demanda Catherine. Il fait une de ces nuits…

On sortit sur la terrasse et naturellement tout le monde poussa des cris devant toutes ces étoiles : Mme Plessis qui aimait la nature dit que c’était un péché de rester enfermés quand il faisait un temps pareil et que Catherine avait bien raison.

— Autrefois, dit M. Rosenthal, j’étais très fort sur la cosmographie. Mais maintenant le cou sous la guillotine, vous ne me feriez pas dire où est l’étoile polaire…

(À suivre.)

paul nizan.