Idées (Multatuli - La Revue blanche)
En Samoyédie — j’ignore si le pays s’appelle ainsi, et sinon nous devons réparer cette lacune — en Samoyédie, c’est l’habitude de s’enduire, des pieds à la racine des cheveux, d’huile de poisson rance.
Un jeune Samoyède enfreignit cette coutume. Il ne s’enduisit point du tout, ni d’huile de poisson, ni de tout autre ingrédient.
— Il ne se conforme pas à nos mœurs, dit un philosophe samoyède… il n’a pas de mœurs… il est immoral.
Cela était très bien dit. Comme on pense, le jeune et immoral Samoyède fut maltraité. Il capturait plus de phoques que tout autre, mais cela ne lui servit de rien. On lui prit ses phoques, que l’on donna à des Samoyèdes huilés, tandis que lui souffrait la faim.
Mais ce devint pis encore. Le jeune Samoyède, après avoir vécu quelque temps dans un état complètement non enduit, finit par se laver avec de l’eau de Cologne…
— Il agit contre les mœurs, s’exclama aussitôt le philosophe du jour, il est dépravé ! Allons, continuons à lui confisquer les phoques qu’il capture et, en outre, frappons-le…
Il en fut ainsi. Mais comme en Samoyédie on n’avait pas de calomnie, ni d’insinuation, ni d’orthodoxie bornée, ni de faux libéralisme, ni de politique corrompue, ni de ministres corrompeurs, ni de Chambre pourrie… on battit le patient avec les os rongés des phoques qu’il avait lui-même capturés.
Après la mort de sa femme, mon ami Ornis, pour se distraire, acheta des oiseaux.
S’il m’est permis de conjecturer la douleur que lui causa la mort de son épouse d’après la quantité des oiseaux qui la remplacèrent, je dois reconnaître qu’il était fort affligé. Car le nombre en était très considérable. Il avait des pinsons en possession de leurs yeux et des pinsons aveugles. Des canaris — de noirs, de verts, de jaunes et de bariolés. Dix-sept espèces de pigeons. Puis, des perroquets, des cacatois, des merles, des corneilles, des pies, des poules, des corbeaux, des paons, des canards, des dindons, des oies, des gélinottes, des casoars, des autruches, et d’autres encore… trop nombreux pour qu’on les puisse énumérer, — tels les héros-marins nationaux dans les livres de classe.
Je ne saurais pas dire de quelle façon il acquit sa collection et d’ailleurs cela est sans importance pour l’histoire que je veux vous raconter.
Un beau matin Ornis vint m’annoncer qu’il était sur le point de partir en voyage et que son absence serait de quelque durée.
— Cher ami, me dit-il, je fais appel à votre amitié. Je pars en voyage et je ne sais pas comment faire…
— Prenez un billet à la gare…
— Non, ce n’est pas cela. Je ne sais pas comment m’arranger pour mes oiseaux.
— Si vous les preniez avec vous ? hasardai-je.
— Ce n’est pas possible, à cause du froid. Et puis Liwi est sur des œufs.
Liwi était un jeune canari qui sifflait Schep vreugd in’t leven[1].
— Eh bien, laissez vos oiseaux à la maison.
— On voit bien que vous n’avez jamais été marié… que vous n’avez jamais eu d’oiseaux. « Laissez-les à la maison » est facile à dire. Qui soignera mes petites bêtes quand je ne serai pas là ? Qui donc leur parlera, leur jouera des airs, leur donnera à manger et nettoiera leurs cages ?
— Ah… voilà ! Je comprends… Et votre appel à mon amitié…
— Justement. Je voulais vous prier de soigner mes oiseaux pendant mon absence.
— J’ai beaucoup d’occupations.
— Remettez-les. Mes oiseaux…
— Mon père est malade.
— Qu’est-ce que cela y fait ? Mes oiseaux…
— Mes enfants ont la rougeole.
— Il faut les tenir au chaud. Mes oiseaux…
— Mes affaires sont embrouillées.
— Demandez un sursis. Mes oiseaux…
— Mon cher Ornis, je ne connais rien aux oiseaux.
— Comment ?
— Croyez-m’en, je n’ai jamais eu d’oiseaux. Je ne saurais vraiment pas comment les soigner.
— Alors, cela change ! Vous faites bien de me le dire. Je tâcherai donc de trouver quelqu’un d’autre, quelqu’un à qui je puisse confier avec sécurité mes chères petites bêtes.
Et Ornis me laissa tranquille, enfin : parce que je ne connaissais rien aux oiseaux.
Et maintenant je demande à savoir ce qui a bien pu déterminer la mère De Wouter à élever, à « tenir » des enfants.
Ce brave Ornis ne voulait s’arrêter ni à la maladie de mon père, ni à l’indisposition de mes enfants, ni aux difficultés matérielles où je me débattais ; tout lui était indifférent… jusqu’au moment douloureux où je lui avouai que je ne connaissais rien aux oiseaux.
Cela, c’était une raison ! Sur cette affirmation il retira sa prière. Ne rien connaître aux oiseaux ! Comment, il laisserait traiter ses pinsons en corneilles et ses pies en dindons ? Il abandonnerait à mon ignorance le talent de Liwi, cet intéressant volatile qui, à siffler et à couver, avait acquis des droits à des attentions doubles ? Laisserait-il offenser l’ouïe des tourterelles sentimentales par les lubriques mélodies des linottes ? Exposerait-il — par une erreur dans la distribution de la nourriture, — chose assez probable avec un personnage aussi inexpérimenté que moi — l’estomac délicat du roitelet aux fers-à-cheval et aux vieilles pantoufles, restes du déjeuner des casoars ? « Non, cent fois non ! Vous ne connaissez rien aux oiseaux ? En ce cas vous n’êtes pas digne de les garder et de les soigner ! »
Ainsi parla Ornis.
De nouveau je demande : Pourquoi madame Pieterse « tient » -elle des enfants ?
Et quand je songe, ensuite, que le nombre des enfants est d’environ six cent millions sur la terre…
Et que ces enfants sont « tenus » par les trois ou quatre cent millions de parents qui, pour la majorité, ne se connaissent pas en oiseaux…
Hélas, alors je suis obligé d’ouvrir ma fenêtre pour ne pas céder à une humeur semblable à celle du roitelet après un déjeuner de casoar !
Le vieux Kappelman eut une attaque de philosophie et il parla ainsi :
— Mon fils, fais attention à ton dire, plus qu’à ton faire, et tu prospéreras dans la boutique que je te laisserai à côté de l’alcôve où tu naquis.
Peu importe, mon fils, que les pruneaux que tu vends soient de bonne qualité ou non ; dis et répète : comme ces pruneaux sont excellents !
Pense ce que tu veux du pasteur Théocrate, mon fils, et, à la rigueur, refuse-lui le crédit quand, de nouveau, il enverra prendre du sucre candi. Jette-le à la porte, mon fils, s’il t’ennuie trop à l’époque des raisins nouveaux ; mais, mon fils, fais attention à ceci : ne dis jamais : ce pasteur est un idiot, ou : à la vérité, ce sont des raisins de l’année dernière.
Donne des coups de pied à ta femme, mon fils, si tu es sûr de frapper plus vigoureusement qu’elle. Mais, mon fils, ne dis jamais : je voudrais qu’elle fût morte, ou bien : elle a des taches de rousseur.
Arrache un œil a quelqu’un, s’il le faut absolument, mon fils ; mais ne dis jamais : cet homme louche.
Méprise les gens qui se conduisent mal en public et fais un détour, mon fils, pour les éviter. Mais dis : je fais un détour pour lire le bulletin de santé de la dame qui vient d’accoucher. Et s’il n’y a pas de dames d’accouchées dans ce quartier, dis alors que tu as pris telle rue pour voir si peut-être il y avait des dames d’accouchées.
Et si tu aperçois quelqu’un qui tombe ivre, sur la route, alors, mon fils, dis : cet homme se repose.
Et si tu découvres des ordures sur ton chemin, dis alors : il y avait beaucoup de poissons au marché, aujourd’hui ; ou bien : il va pleuvoir si le vent tombe ; ou bien : le vent se calmera s’il pleut ; ou quelque chose dans ce genre. Ou bien encore, ne dis rien du tout, mon fils, mais, à aucun prix, ne parle des immondices que tu vis.
Car, mon fils, l’homme est ainsi fait : il peut avaler beaucoup de choses impures, mais point tes paroles sur l’impureté.
Et ainsi, mon fils, en désignant nombre de choses par des noms inappropriés ou bien en ne les pas désignant du tout… ces choses, tu vendras de vastes quantités de raisins — fussent ils de l’année dernière ! — et tu prospéreras dans ta boutique comme je l’ai dit lorsque je sentis venir cette attaque de philosophie.
1862. MULTATULI
Traduit du néerlandais par Alexandre Cohen.
- ↑ Vive la joie, air populaire hollandais. — N. d. T.